Affrontement (6)
Par Alexandre Vaughan
Aridel regardait le cadavre de son ennemi, incapable de définir les émotions qui l’envahissaient. L’ex-mercenaire avait, une fois encore, ôté une vie, pourtant il ne ressentait aucune culpabilité. Il était juste envahi par une multitude d’interrogations. Le corps inerte qu’il avait devant lui était-il le point final de ces années d’horreurs ? Pouvait-il vraiment croire ce qu’il avait sous les yeux ? Peut-être était-ce une nouvelle illusion d’Erû ? Le roi d’Omirelhen avait l’impression, presque malgré lui, d’approcher de la conclusion. C’était comme s’il arrivait à destination après un long et ardu périple.
Sa tâche était cependant loin d’être terminée. En réalité le plus dur restait à venir, et son véritable ennemi n’avait toujours pas été vaincu. Rappelant Aridel à cette triste réalité, la voix de son frère s’éleva de nouveau.
- Bravo Berin, dit Erû ayant repris l’apparence de Sûnir. Je n’en attendais pas moins de toi. Nous allons pouvoir discuter, à présent.
Aridel qui était toujours en suspension dans la pièce, sentit de nouveau son poids le ramener progressivement au sol. La machine avait rétabli les lois normales du monde. Ce regain de confort ne fit rien pour diminuer l’irritation du souverain d’Omirelhen.
- Inutile de continuer cette farce. Je sais très bien que vous n’êtes pas mon frère, faux-dieu. Je sais qui vous êtes. Je sais ce que vous avez fait. Ne faites pas semblant d’ignorer la raison de ma présence ici. Il est temps pour vous de connaître la justice et de payer pour vos crimes.
- Ces crimes dont tu m’accuses étaient une nécessité. Je n’ai fait qu’accomplir mon devoir, ce pour quoi j’ai été conçu : assurer la survie et la pérennité des colons de ce monde.
- Cessez d’essayer de me convaincre. Je veux juste savoir une chose : une machine est-elle capable de tenir parole ? J’ai vaincu Oeklos. Quel est donc le choix que vous souhaitiez me voir faire ?
Erû adopta une expression neutre.
- Il est temps pour toi, Berin, dit Erû, d’accomplir toi aussi ton destin, la raison pour laquelle tu es né. Tu tiens entre tes mains l’avenir de ce monde. Ton choix aujourd’hui déterminera la ligne temporelle sur laquelle notre univers évoluera. Comme je te l’ai dit nous sommes arrivés à un point où je ne peux plus voir ce qui va se passer. Je dois m’en remettre à ton jugement de mortel.
- Cessez avec vos paroles creuses. De quel choix parlez-vous ?
- Nous sommes à la croisée des chemins, répondit Erû.
L’entité leva une main devant Aridel. Au centre de la pièce, une petite table sortit progressivement du sol, doucement jusqu’à attendre la hauteur du torse d’Aridel. La curiosité de l’ex-mercenaire fut la plus forte et il s’en approcha. Le dessus de la table était lisse, fait d’un matériau ne présentant aucune aspérité. Il était seulement percé par deux énormes boutons ronds. Celui de gauche était d’un noir intense, fluctuant, comme si toutes les ténèbres et la noirceur du monde y habitaient. Le bouton de droite, par contre, était d’un blanc éclatant, resplendissant de lumière.
- Voici ton choix, reprit Erû. Tu dois appuyer sur l’un de ces boutons. Mais les conséquences de ce que tu feras seront irrémédiables.
L’entité marque une pause, attendant visiblement la réaction d’Aridel. Celui-ci resta silencieux, intimant par son mutisme à la machine de continuer. Celle-ci finit par obtempérer, visiblement décue.
- Si tu appuies sur le bouton blanc, le téléporteur te ramènera à la forteresse d’Oeklos. Tu deviendras le premier des Gardiens d’Erûsarden, empereur d’une coalition de peuples, humains et Sorcami, qui n’a jamais existé jusqu’à présent. Je serai toujours là pour veiller sur vous et la prospérité de ce nouvel empire durera des millénaires.
- Et le bouton noir ? demanda Aridel, piqué presque malgré lui par une curiosité malsaine.
- Si tu choisis le bouton noir, cette cité spatiale s’autodétruira, et nous périrons tous les deux. Tu accompliras ta mission, mais tu laissera le monde dans l’incertitude du libre arbitre, sans la protection que je lui assure. Sans parler du fait que tu mettras fin à ta vie. Votre rêve, à toi et Lanea, se réalisera, mais pense bien au prix que tu vas devoir payer. Je devrais cependant m’y plier. Le choix t’appartient.
Aridel resta silencieux un moment. Il mesurait l’énormité de ce que disait la machine.
- Comment puis-je croire un seul mot de ce que vous dites ? finit-il par dire. Vous êtes maître du mensonge et de la manipulation. Vous pouvez lire mes pensées et mes rêves et même les influencer. Qui me dit que ces boutons ne vont pas juste me conduire à la mort, vous laissant libre de faire ce que vous voulez ?
- Je ne peux te donner plus d’informations que ce que je t’ai dit. Sache seulement que si je voulais t’éliminer, je pourrais le faire bien plus aisément que par ce moyen. C’est à toi, simple être humain, en fonction des informations que tu possèdes de décider. Le destin du monde ne peut plus être calculé ou prévu, c’est toi qui le tiens entre tes mains. Choisiras-tu la vie et la perte du libre arbitre, ou la mort ?
Malgré tout ce qu’il avait vu, Aridel avait le sentiment que la machine ne lui mentait pas. Il devait donc choisir entre son existence et le destin de millions d’hommes, de femmes et de Sorcami. Même si sa mission était claire, il ne lui était pas si facile d’envisager de se sacrifier.
Il repensa à Shari, Imela, Daethos, Lanea, Domiel, tous ceux dont l’existence et les actes avaient permis ce moment. Certains l’aimaient, tenaient à lui. D’autres le respectaient. D’autres encore le détestaient probablement. Qu’allaient-ils devenir ? Pouvait-il réellement les abandonner ? Etait-il vraiment prêt à affronter le néant ? Aridel sentit une angoisse s’emparer de lui.
Le monde entier comptait sur lui, pourtant. Et il savait que seul son sacrifice lui redonnerait la liberté qu’il méritait. Etait-ce cela être un gardien d’Erûsarden ?
Soudain, ce fut comme si tout devenait limpide. Il n’y avait en fait pas à hésiter. Sa décision était claire. Il l’avait déjà prise des mois auparavant. Sa vie n’était qu’une simple poussière passage dans l’univers, mais il ferait en sorte qu’elle compte. Il approcha sa main du bouton noir et le pressa sans hésiter.
- Ainsi soit-il dit Erû, gravement.
Le sol se mit à trembler. Aridel, dans ses derniers instants de conscience, vit des moments de sa vie défiler à toute vitesse. Son enfance dans les jardins du château de Niûrelhin. Sa rébellion et sa fugue. Ses années comme mercenaire en Sorcasard. L’attaque de Fisimkin. Sa rencontre avec Domiel. Son retour en Omirelhen. Sa visite à Niûsanif. Son emprisonnement en Sûsenbal. La bataille de Cersamar. Les sombres années de l’Hiver Sans Fin. Sa rencontre avec Imela. Son épopée dans le Grand Nord. Sa première visite à Dalhin. L’armure d’Erû. La bataille de Samar. Son couronnement. L’alliance. Le siège d’Oeklhin. Tout avait mené à cette fin.
Le sol se déroba et tout devint blanc.