Héritage (6)
Par Alexandre Vaughan
Les blessés continuaient à affluer dans l’hôpital de campagne que Lanea avait fait installer en catastrophe. La grande tente était remplie de brûlés et de mutilés. Aridel savait qu’une grande partie d’entre eux ne passerait pas la nuit. Certains râlaient et hurlaient, d’autres appelaient leur mère dans leur douleur et la terreur qui les envahissait. Cette vision d’agonie faisait remonter à la surface des souvenirs que le souverain d’Omirelhen aurait préféré laisser enfouis.
Était-ce là son destin ? Partout où il allait, la destruction, la violence et la mort semblaient le suivre comme des chiens mythiques, transformant son monde en un enfer dont il n’apercevait pas la sortie.
Ce qui s’était produit était de sa faute. Il avait été trop confiant, pensant que l’armure d’Erû était une protection incontournable. Il avait sous-estimé Oeklos, et de nombreuses vies avaient été perdues à cause de son manque de jugement. Aridel aurait dû prévoir que son ennemi disposait de dragons. Il aurait dû mieux protéger ses troupes contre la menace aérienne qu’ils représentaient. L’ex-mercenaire s’en voulait terriblement, se sentant entièrement responsable du carnage qu’il avait sous les yeux.
Il sortit de la tente en refoulant les larmes qui troublaient son regard. Non loin de là se trouvait un grand bac en bois. Les chirurgiens de fortune, formés en hâte par Lanea, y jetaient des membres humains et Sorcami. Ils amputaient les blessés à la chaîne afin d’éviter à la gangrène de se développer. Même si ce n’était pas la première fois qu’Aridel assistait à cet horrible spectacle, cette vision lui soulevait toujours le cœur. Quand pourrait-il enfin connaître la paix ?
- Lanea a terminé pour le moment. Nous vous attendons, Aridel.
C’était Djashim, bien sûr, qui du haut de ses dix-neuf ans rappelait son aîné à ses devoirs. Aridel ne put s’empêcher d’être impressionné par la maturité du jeune homme. Espion, capitaine, général, il avait à son âge vécu bien plus que de nombreux vétérans plus âgés que lui. Il était vraiment exceptionnel, et Aridel en avait, tout comme Shari et Lanea, pleinement conscience. Peut-être était-ce lui qui aurait dû recevoir l’armure d’Erû à sa place…
Le souverain d’Omirelhen se reprit. Il ne servait à rien de se morfondre ou de vouloir essayer de changer le passé. Tous les sacrifices que ses hommes avaient consentis ne seraient pas en vain. Il continuerait jusqu’à qu’Oeklos soit vaincu, et Erû également !
- Je te suis, Djashim, dit-il avant d’emboiter le pas au jeune homme.
Le quartier général de l’Alliance se trouvait dans un bâtiment quasi-abandonné, ancien avant-poste des mages dans la jungle de Dafashûn. Une grande pièce en occupait la majeure partie et une table avait été installée au centre. Elle était couverte de cartes et de plans, sur lesquels de petites figurines avaient été posées, représentant les positions des troupes d’Aridel et d’Oeklos.
Autour de la table étaient réunis Lanea, Imela, Shari, Daethos, Takhini, Galdorûgh et Ayrîa. Djashim et Aridel vinrent les rejoindre. Une pensée se forma alors dans l’esprit d’Aridel : les Gardiens d’Erûsarden sont au complet.
Ils étaient en grande discussion, essayant de déterminer un nouveau plan d’action. L’attaque d’Oeklos leur avait fait perdre près d’un dixième de leurs troupes, et si cela n’était pas irrémédiable, ils ne pouvaient pas se permettre qu’un tel carnage se reproduise.
- Les tunnels des porteurs sont la seule solution viable, expliquait Lanea. Les troupes pourront s’y déplacer sans craindre aucune menace aérienne.
- Les raksûlaks peuvent nous protéger des dragons, répliqua Galdorûgh, dubitatif.
- Pas vraiment, contra Lanea. Les dragons peuvent grimper à une altitude bien plus élevée. Notre seule chance serait de trouver leur base et de les détruire, mais cela représente un trop grand risque à mon avis.
- Les tunnels aussi, dit Takhini. Si Oeklos découvre que nos troupes sont à l’intérieur, il lui sera très facile de les bloquer et de prendre nos hommes en embuscade, empêchant toute retraite. Ce serait la fin pour nous.
- Le fait est, dit alors Imela, qu’il n’y a aucune solution idéale. Il va falloir faire des compromis. Nous ne pouvons pas rester ici sans rien faire.
- Oui, approuva Lanea. Le temps joue contre nous, et en faveur d’Oeklos.
Aridel décida à ce moment de prendre la parole.
- Ce qui s’est produit aujourd’hui est de ma faute. Mais je ne sous-estimerai pas Oeklos une seconde fois. Son orgueil est aussi sa faiblesse. J’en ai parlé avec Djashim et nous avons peut-être une idée.
Tous se turent, écoutant attentivement les paroles de celui qui était dans les faits leur chef suprême.
- Nous pourrions, reprit Aridel, renvoyer une partie de nos troupes vers Erûmar, comme si nous battions en retraite. L’idée est de faire croire à Oeklos que nous avons abandonné après son assaut. Pendant ce temps, la majorité de nos soldats voyageraient par les tunnels pour avancer vers Oeklhin, cachés aux yeux des dragons de l’empire. Qu’en pensez-vous ?
Un silence pesant s’installa pendant que tous se plongeaient dans leurs réflexions, soupesant les paroles d’Aridel. Au bout d’un moment, Shari finit par parler :
- Cela a du sens, mais je ne suis pas versée dans la stratégie. Est-ce vraiment réalisable ?
- Il y a des risques, dit Takhini, mais c’est un bon compromis, pour peu qu’Oeklos ne découvre pas le subterfuge. Dans tous les cas il nous sera difficile d’avancer sans prendre de risque. Je suis pour ce plan.