Héritage (2)
Par Alexandre Vaughan
Le clapotis régulier des rames frappant la surface de l’eau semblait presque surréaliste face aux stigmates que la bataille avait laissé sur le port. La scène qui s’étendait devant Shari lui rappelait douloureusement ses heures les plus sombres. Le canot avançait lentement dans un port aux eaux rougies par le sang des morts et des blessés, comme si une macabre rivière avait décidé de s’y déverser.
La mer était parsemée de débris de bois et de métal, surnageant auprès de restes humains et de cadavres horriblement mutilés par les terribles explosions qui avaient secoué le port. Certains commençaient déjà à gonfler sous l’effet de l’eau, prenant un aspect grotesque. Shari savait qu’elle ne parviendrait jamais à oublier un tel spectacle. Même si la plupart des corps, humains ou Sorcami, portaient la livrée noire montrant leur appartenance à l’empire d’Oeklos, elle ne pouvait s’empêcher de souffrir pour eux. Quelques heures auparavant, ces cadavres avaient été des êtres vivants, intelligents, avec leurs peurs, leurs désirs, leurs espoirs et leurs joies, et leur vie avait été anéantie par la violence de la guerre. Comment un tel déchaînement d’atrocités pouvait-il être vu comme une quelconque victoire ?
Shari avait ressenti ce même sentiment de vide, de lassitude et de tristesse une semaine auparavant, lorsque la flotte Dûeni avait été vaincue. Elle savait que cette violence étaient devenue nécessaire, mais elle aurait tout donné pour ne pas en être témoin.
Elle avait cependant de trop grandes responsabilités pour pouvoir y échapper. Elle était officiellement ambassadrice de l’alliance entre Omirelhen, Niûsanif et Sorcamien. C’était son rôle de prendre contact avec la résistance de Dafashûn qui les avait aidé dans cette bataille. Elle devait aussi recevoir officiellement la reddition des troupes d’Oeklos encore vivantes. Shari était donc la première diplomate civile à poser le pied en Lanerbal, avant même Aridel, Daethos et Imela.
Le canot se rapprocha d’un quai qui semblait à peu près intact, ilot de pierre épargné par la bataille. La petite embarcation finit par s’arrêter en dessous d’une échelle métallique. Un matelot s’y arrima et stabilisa le canot, puis aida Shari à prendre pied sur les barres de fer rouillé. La jeune femme grimpa difficilement. Ses pieds glissaient sur les barreaux humides, et elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’atteindre le quai.
Djashim l’y attendait. A coté de lui se trouvait une femme d’une trentaine d’années, aux yeux verts et à la chevelure flamboyante. Elle avait visiblement participé au combat. Ses traits étaient tirés et son visage couvert de poussière. Son regard était dur, mais derrière ses yeux d’émeraude on distinguait une douleur qu’elle portait depuis longtemps.
Djashim s’approcha.
- Shari, salua-t-il en souriant légèrement. Bienvenue à Erûmar. Je voudrais vous présenter quelqu’un. Il désigna la jeune femme. Voici Lanea Elindoter, dirigeante de la résistance de Dafashûn. Par chance ou signe du destin, elle résidait à Erûmar lorsque nous avons commencé notre assaut. Grâce à elle et aux actions héroïques de la résistance, nous avons pu obtenir facilement la victoire, avant même qu’Oeklos ne puisse utiliser son rayon.
Shari s’inclina en signe de respect. C’était donc elle, la femme qui avait pris Djashim sous sa protection en Dafashûn. C’était elle qui l’avait attiré au devant du danger, faisant de lui un soldat aguerri alors qu’il avait à peine quitté l’enfance. C’était elle, l’amante de Domiel, qui avait vu l’amour de sa vie périr lors de l’éruption de L1. Djashim lui avait beaucoup parlé de Lanea, mais c’était une toute autre chose que de se retrouver en face de la mage. La diplomate en Shari ne trahit cependant pas ses sentiments.
- C’est un très grand honneur pour moi que de vous rencontrer, dit-elle. Mon nom est Shas’ri’a, princesse de Sûsenbal. Je suis ici en tant que représentante officielle et ambassadrice de la Grande Alliance entre Omirelhen, Niûsanif et Sorcamien. Au nom de nos peuples, je vous remercie de votre aide dans notre combat contre Oeklos et son empire.
Lanea s’inclina à son tour.
- L’honneur est pour moi, répondit-elle. Djashim m’a dit beaucoup de bien de vous, et je suis ravie de pouvoir traiter avec vous. J’ai hâte d’en savoir plus sur votre alliance et sur vos plans. Au nom de la résistance et des mages libres, je vous souhaite à tous la bienvenue en Dafashûn.
Djashim s’approcha de Shari.
- Je dois retourner à bord du Fléau des Mers pour faire mon rapport à l’amirale. Nous allons pouvoir commencer le débarquement des troupes. Il va nous falloir nous armer de patience et de prudence, car Oeklos s’est préparé à notre venue. Lanea vous expliquera. Je vous laisse entre de bonnes mains, Shari.
Le jeune homme descendit l’échelle et grimpa lestement sur le canot, laissant les deux femmes ensemble.
- Avant que nous ne commencions nos discussions, je voulais vous exprimer ma tristesse pour ce qui est arrivé à Domiel. Je ne l’ai appris que récemment, et je le considérais comme un ami. Je suis sincèrement désolée de savoir qu’il n’est plus parmi nous.
Le regard de Lanea se durcit encore.
- C’est le passé, dit elle d’un ton ferme. Avec votre aide, Oeklos paiera pour sa mort et les atrocités qu’il a fait subir à notre peuple.
Shari sentit dans ces paroles la haine implacable que vouait la jeune femme à Oeklos. C’était un sentiment de vengeance à laquelle elle était ostensiblement prête à sacrifier beaucoup. Pourtant cette émotion semblait tempérée par une intelligence hors norme, et c’est d’un ton plus calme qu’elle poursuivit.
- Djashim m’a dit que votre dirigeant est le dénommé Aridel, et qu’il possède une armure capable de contrer le rayon d’Oeklos. On dit aussi qu’il a vu la cité de Dalhin. J’aimerais beaucoup le rencontrer en personne. Je pense que j’ai des informations qui pourraient l’intéresser, et je voudrais en savoir plus sur cette armure. Nous allons avoir beaucoup à échanger.
- Bien sûr, acquiesça Shari, je vais organiser cela rapidement. Aridel devrait venir très bientôt, maintenant que la ville est prise.
- Merci dit Lanea. Ne vous leurrez pas, cependant. Nous sommes loin d’avoir gagné la partie. Et Oeklos n’est peut être pas notre ennemi le plus dangereux…