Rébellion (6)
Par Alexandre Vaughan
- La ligne de bataille de l’ennemi commence à se briser, constata Imela en repliant sa longue-vue. Ils ne s’attendaient probablement pas à une résistance aussi grande. Nous devons pousser cet avantage au maximum.
L’amirale faisait preuve d’un calme presque inhumain, son ton de voix s’élevant à peine pour couvrir le bruit des canons rugissants. Elle semblait presque imperturbable, comme si l’horreur et la violence du combat ne l’atteignaient pas. Alors même que le Fléau des Mers était au cœur de la plus grande bataille navale de ces quatre dernières années, elle ne bronchait pas.
Pourtant, tout cela n’était qu’apparence. Le cœur de la jeune femme était en fait prêt à sortir de sa poitrine tant elle était énervée. Elle brûlait de connaître la situation des navires les plus éloignés et les plus vulnérables. Ils se trouvaient peut être dans une position critique. La responsabilité qui reposait sur ses épaules était énorme, mais elle devait maintenir son apparence de calme si elle voulait que ses officiers continuent à agir avec professionnalisme. C’était la première fois qu’elle dirigeait une flotte dans un engagement d’une telle ampleur. Elle ne se sentait pas vraiment prête, mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix.
- Amiral, nous venons d’apercevoir un signal des transports de troupes. Ils ont bien réussi à rejoindre la deuxième ligne et sont en sécurité à l’arrière des engagements principaux.
Soulagement. Imela dut se retenir pour ne pas souffler. A la place, elle dit simplement.
- Merci, capitaine. Signalez leur de garder cette position jusqu’à nouvel ordre.
- Oui amiral.
Aridel se trouvait non loin de là. Le souverain d’Omirelhen restait silencieux, se contentant d’observer la bataille. Il savait que c’était Imela qui était dans son élément, ici, et il lui avait laissé carte blanche. Daethos se trouvait non loin de lui, tout aussi immobile. Il n’y avait rien qu’il puisse faire pour ses troupes. Leur destin était entre les mains de l’amirale.
Lorsque son capitaine de pavillon revint vers elle, elle l’informa de ses intentions.
- La bataille est loin d’être terminée. Nous devons éliminer la menace que représente la flotte Dûeni, si nous voulons poursuivre nos plans. Nos adversaires sont parmi les marins les plus entraînés du monde. Leur amiral est très probablement Likane, et je sais qu’il ne baissera le pavillon que si sa défaite est totale. Ordonnez au Dragon d’argent, à L’Odyssée et au Harpon Terrible, les navires de bout de ligne, de virer vers le nord. Nous allons forcer l’ennemi à se rabattre et se regrouper pour l’encercler.
- Bien amiral, acquiesça l’officier, avant de retourner vers le responsable des signaux.
Imela priait intérieurement pour que sa stratégie soit la bonne. Likane était un adversaire redoutable et le vaincre ne serait pas chose facile.
Le bruit des canons était terrifiant. Djali grelottait, choqué par la violence de tout ce qui l’entourait et la surprise d’être encore en vie. Il n’en revenait pas d’avoir été sauvé par un Sorcami. L’homme-saurien avait sacrifié sa vie pour lui. Du haut de ses onze années de vie, Djali avait toujours vu les hommes-sauriens comme des monstres. Ils avaient attaqué le reste du monde, massacrant les hommes de Sorcasard et d’Erûsard sans aucune conscience. Du moins était-ce que l’on avait raconté à Djali. Jusqu’à il y a peu, les Sorcami étaient pour lui des créatures dont le seul destin devait être la mort. Quand ils avaient embarqué à bord du Vent d’Ouest Djali avait eu très peur. Il s’était caché pour dormir, craignant d’être dévoré dans son sommeil. Il ne le ferait plus désormais…
Enfin s’il survivait à la bataille.
- Qu’est ce que tu attends, toi ? cria un bosco. La poudre ne va pas venir toute seule jusqu’aux canons. Au boulot !
Djali se força à se lever. A ce moment quelque chose siffla au dessus de lui et la tête du bosco disparut soudainement, emportée par un boulet. Le corps de l’homme s’affaissa et finit par s’étaler sur le pont, le sang s’écoulant par l’ouverture béante qui avait été son cou.
Djali resta sans rien faire pendant un moment, fasciné malgré lui par l’horrible spectacle. Il finit tout de même par se rappeler l’ordre que lui avait donné le bosco. Il avait beau avoir onze ans, il avait conscience que tous devaient être utile à bord. Il ferait son travail, et il vivrait, pour honorer la mémoire du Sorcami qui l’avait sauvé, et du bosco.
- Ils cherchent à nous éperonner, amiral !
- Oui, dit Imela, toujours imperturbable. L’ennemi veut forcer le passage, mais nous allons lui montrer que notre volonté est la plus forte. C’est une manœuvre de désespoir, capitaine. La victoire est à notre portée. Ordonnez à tous les navires de concentrer le feu sur leurs mats pour les immobiliser. Nous pourrons ensuite passer à l’abordage et les forcer à baisser le pavillon.
- Oui amiral.
Imela prit sa longue vue et observa tant bien que mal les manœuvres à travers l’épais brouillard formé par l’âcre fumée des canons. Elle put admirer la précision des artilleurs Omirelins et Niûsanifais tandis qu’ils démâtaient les navires Dûeni encore intacts. Bientôt, des grappins furent lancé et la phase la plus sanglante de la bataille commença : l’abordage.
De loin, on ne voyait que des groupes d’hommes se rencontrant, chaque combat laissant sont lot de morts et de blessés sur le pont des navires. Le Fléau des Mers était trop loin pour se lancer dans un engagement direct, mais Imela constata de loin que petit à petit le pavillon des navires impériaux se baissait, remplacé par les couleurs bleues de l’alliance, bien visibles, même dans la pénombre. La victoire était acquise. Il ne restait plus qu’à savoir à quel prix elle avait été obtenue.
Djali se trouvait à présent sur le pont d’un navire capturé. Il avait vu l’abordage, mais en tant que mousse, n’y avait pas participé. Pourtant le macabre spectacle resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Lui qui avait le pied marin, il devait se retenir pour ne pas vomir alors qu’il nettoyant le pont de tout le sang qui y trainait encore.
Tout ce rouge semblait former une rivière, témoin de l’horreur du combat. Sang de sorcami, de Niûsanifais, d’Omirelin, de Dûeni, d’ami ou d’ennemi, tout était mêlé et avait la même couleur écarlate sous les nuages gris de l’Hiver sans Fin.