Rébellion (5)
Par Alexandre Vaughan
Akhreos se trouvait sur le pont du Vent d’Ouest, vomissant ses tripes, lorsque les boulets de fonte avaient frappé le navire. Le jeune Sorcami s’était soudainement retrouvé projeté en arrière, incapable d’offrir la moindre résistance à l’onde de choc qui avait secoué le bateau. Par chance, il ne s’était pas retrouvé à l’eau. Les marins lui avaient expliqué qu’un séjour de moins de deux minutes dans la mer glacée suffisait pour terminer une vie.
Akhreos était resté sonné quelques secondes avant de se relever. Il avait mis du temps à comprendre ce qui se passait. Les humains couraient partout, criant et vociférant dans leur langage incompréhensible. Certains, blessés, hurlaient de douleur alors qu’on les transportait vers les pont inférieurs, leur sang laissant des trainées rouges sur le bois ciré. Des groupes commençaient à se former autour des canons, positionnant les énormes bouches à feu pour le combat.
En observant ces manœuvres, Akhreos sut qu’il fallait qu’il se prenne en main. Le jeune soldat réagit alors sans attendre. Il devait trouver une tâche a accomplir. Son premier objectif : trouver un officier Sorcami qui lui donnerait des ordres précis. Ce n’était plus le moment de réfléchir ou de laisser place à la peur. C’était maintenant qu’il allait pouvoir montrer sa détermination, et la raison pour laquelle il s’était engagé dans l’armée du nouveau Ûesakia, Daethos.
Akhreos avait grandi et passé toute sa vie dans la cité de Sorcakin. Le combat, la guerre, les bateaux, tout cela lui était totalement étranger. Pourtant il savait que c’était a présent son devoir de combattre aux cotés des humains.
Son frère, Khseros, avait fait un choix similaire cinq ans auparavant. Il avait rejoint les armées d’Oeklos qui avaient envahi Sorcasard et Erûsard. Après la mort de leur père, c’était Khseros qui avait élevé Akhreos. Leur mère était en effet très occupée à travailler. Le jeune Sorcami avait donc toujours vu en son frère un mentor. Lorsque les soldats étaient venu annoncer sa mort, tombé lors de la bataille de Cersamar, Akhreos avait été dévasté. Pendant de long mois, il en avait voulu au monde entier, et particulièrement aux humains qui lui avaient enlevé l’un des êtres qui comptait le plus pour lui.
Petit à petit, cependant, il avait fini par comprendre qu’Oeklos, tout en promettant au peuple Sorcami monts et merveilles, leur avait menti à ses propres fins. Il avait utilisé les hommes-sauriens comme de simples pantins, et était en fait le véritable responsable de ce qui s’était passé à Cersamar. Nombreux étaient ceux qui avaient perdu la vie, humains et Sorcami, pour les ambitions de celui qui se prétendait empereur. C’était à cause de lui que Khseros était mort. La colère d’Akhreos s’était alors cristallisée autour d’Oeklos, mais jusqu’à l’élection de Daethos, il n’avait su que faire.
Ce n’était que lorsque le nouveau Ûesakia avait pris le pouvoir et ordonné la mobilisation de son armée, qu’Akhreos avait enfin compris quel était son destin. L’heure d’Oeklos était venue, et même s’il fallait pour cela se battre aux cotés des humains, Akhreos était prêt. Il vengerait son frère. Sa mère avait essayé de l’en empêcher, bien sûr, mais malgré ses larmes, la volonté d’Akhreos était la plus forte. Il avait embarqué, avec une centaine d’autres volontaires, sur le Vent d’Ouest, sous les yeux inquiets des humains.
Pendant la traversée, hommes et Sorcami s’étaient tenus à l’écart les uns des autres, évitant de se croiser pour de pas raviver les tensions qui existaient entre eux. Maintenant le combat était là, et ils allaient devoir apprendre à travailler ensemble.
Akhreos trouva son capitaine en grande discussion avec un officier humain. Un nombre important de volontaires Sorcami s’étaient mis en rang derrière lui, en attente des ordres. Akhreos les rejoignit, anxieux de savoir ce qu’ils auraient à faire. Le pont était toujours en pleine effervescence lorsque la seconde volée de boulets frappa le navire, faisant vibrer dangereusement la coque. Les sifflements des projectiles alors qu’ils venaient couper les boutes et déchirer les voiles et les corps étaient terrifiants. De nouveaux râles de douleurs se firent entendre, et Akhreos constata que certains de ses compagnons Sorcami étaient à terre, terrifiés ou blessés. Il essaya de garder un calme imperturbable au milieu de cette horreur.
- Sorcami ! dit alors leur capitaine. Nous sommes, comme vous le voyez, entrés en contact avec une flotte ennemie. Prenez vos armes et rendez-vous sur les plateformes de tir. Dès que le navire ennemi sera à portée, vos ordres sont de le cribler de flèches. Allez !
Akhreos ne se fit pas prier. Il s’empara de son arbalète et de tous les carreaux qu’il pouvait emporter, et malgré son vertige, commença à grimper une échelles de corde qui menait aux plateformes du grand mât. Il n’avait pas fait le tiers du chemin lorsqu’il aperçut une lueur percer la pénombre ambiante. Elle fut suivie d’un grondement sourd puis d’un nouveau choc.
Cette fois cependant, le Vent d’Ouest était prêt. La réplique fut presque aussi terrifiante que l’attaque, les canons tonnant comme si la hache de Ksûros, le guerrier, s’était abattue sur le monde. Une fumée âcre vint aveugler Akhreos et le prit à la gorge. Comment pouvait-on se battre avec de telles armes ? Où était l’honneur dans tout cela ?
Akhreos, toujours agrippé à l’échelle de corde, sentit le mât bouger. Il ne tarda pas à se rendre compte que le tronc en chêne avait été touché et s’affaissait lentement mais sûrement vers la mer. Heureusement Akhreos n’était pas encore monté très haut. Sa vie n’était pas en danger.
C’est à ce moment que le Sorcami aperçut un enfant humain qui hurlait, accroché à la mâture. Si personne ne l’aidait, le mousse tomberait à l’eau, accompagnant le mât dans sa déchéance. Le sang d’Akhreos ne fit qu’un tour. Il grimpa les quelques toises qui le séparaient du garçon, et l’attrapa par la taille. Le mousse commença par se débattre, mais il comprit très vite que le Sorcami voulait l’aider. Il finit par se laisser faire.
Le mât continuait sa lente descente vers l’oubli, et les boutes volaient autour d’Akhreos. A moins de deux toises du sol, il se sentit soudain emporté. Son pied était accroché dans une poulie qui l’entraînait dans sa chute. Sans réfléchir, Akhreos lâcha le mousse qui tomba au sol. Akhreos eut le soulagement de constater que l’enfant était toujours vivant lorsque le mât finit par le faire sombrer dans l’eau glacée.