Rébellion (3)
Par Alexandre Vaughan
Tout se précipitait. Lanea avait à peine le temps de s’occuper de Taric, toujours entre la vie et la mort, mais qui semblait s’accrocher au fil ténu de l’existence.
La flotte Dûeni était repartie presque aussi vite qu’elle était venue. D’après les agents de Lanea, cependant, les navires ne s’étaient guère éloignés des côtes de l’ancien pays des mages. Dans le même temps, une multitude de rapports étaient parvenus à la cheffe de la résistance. Tous semblaient indiquer qu’Oeklos s’était orienté vers une stratégie défensive. Ses armées se mobilisaient et les garnisons des forteresses se renforçaient un peu partout sur l’île-continent de Lanerbal. De nombreux travaux de construction militaires avaient démarré à la hâte, et les anciens mages se retrouvaient enrôlés de force pour aider à la défense.
Il n’y avait qu’une conclusion possible à tirer de ces informations. Oeklos se préparait à une invasion. Lanerbal était de toute évidence directement visée. Mais par qui ? Les Sorcami ? C’était une possibilité. Lanea savait à présent que les hommes-sauriens, en élisant un nouveau Ûesakia, avaient renié leur alliance avec l’empereur. Elle n’en savait cependant pas beaucoup plus sur la politique de Sorcamien.
Lanea était tout autant dans le noir concernant la situation en Sorûen, en Omirelhen ou en Niûsanif. Ce manque d’information la frustrait terriblement. Elle n’arrêtait pas de tourner et retourner dans sa tête les maigres renseignements dont elle disposait. Bien sûr, le spectre de l’entité Erû et du danger potentiel qu’elle représentait continuait également de la hanter. Malgré son désir de venger la mort de Domiel, elle était à présent persuadée que leur véritable adversaire se cachait derrière Oeklos.
Si seulement elle avait pu en parler plus longuement à Erûciel… Hélas le mage était resté dans la forteresse d’Oeklos, en l’en faire partir aurait été très suspect. Lanea n’osait confier ses craintes à ses autres agents. Ils étaient bien moins versés qu’Erûciel dans les arts des Anciens, et elle ignorait à quel point elle pouvait leur confier ses craintes.
Lanea se reprit. Il fallait qu’elle se concentre sur des problèmes plus immédiats. Si une invasion de Lanerbal était réellement en préparation, il était de son devoir de tout faire pour faciliter la tâche des attaquants, quels qu’ils soient. L’heure était venue de faire goûter à l’empereur ses propres remèdes…
Lanea avait bien sûr commencé à placer stratégiquement ses espions au sein des armées d’Oeklos. Elle avait également passé de longues heures à étudier les cartes, afin de déterminer quelle route serait la meilleure à utiliser pour l’armée d’invasion. Son seul regret était de ne pouvoir synchroniser sa stratégie avec celle des futurs libérateurs. Où débarqueraient-ils ? Ils auraient probablement à faire face à la flotte Dûeni, toujours fidèle à Oeklos. Si seulement Lanea avait pu les prévenir… Mais rien à faire, tout était dans les mains du destin. Ou peut-être d’Erû ?
On frappa à la porte. Lanea ouvrit à Sedûcil, visiblement agité.
- Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, ses sens en alerte.
- Les soldats d’Oeklos, répondit l’agent, essoufflé. Ils ont découvert l’une des bombes que nous avons posé dans le port. Il sont en train de ratisser les docks, à la recherche des autres.
- Malédiction ! jura Lanea. La jeune femme avait compté sur ces explosifs improvisés pour affaiblir les fortifications d’Erûmar si cela s’avérait nécessaire.
- Il y a plus grave, ajouta Sedûcil. Le capitaine s’est lancé dans une croisade contre les dockers, qu’il accuse du méfait. Il a fait rassembler les responsables de la guilde sur la place centrale.
Lanea déglutit. Le capitaine de la garnison était un homme cruel et sans aucune pitié. Elle craignait ses intentions.
- Une exécution publique ?
- Ça y ressemble, dit Sedûcil.
- Allons voir, ordonna la cheffe de la résistance.
Il ne leur fallut pas plus de dix minutes pour rejoindre la place central d’Erûmar. Malgré le froid et la pénombre, une foule silencieuse y était assemblée. Sur un échafaud de bois construit à la hâte se trouvaient une douzaine d’hommes entourés par les légionnaires en uniforme noir de l’armée d’Oeklos. Leur capitaine hurlait sur les condamnés.
- C’est votre dernière chance ! Si vous me dites qui d’entre vous a posé cette bombe, votre vie peut être épargnée. Sinon, la loi impériale est claire. Parlez !
- Nous n’avons rien fait répondit un docker, profitant de l’anonymat de la foule. Laissez-les vivre !
Les douze responsables de la guilde étaient silencieux, résignés, sachant que quoi qu’il arrive, leur sort avait été décidé. Ainsi en allait-il dans l’empire d’Oeklos.
Sedûcil, les larmes aux yeux, fit un pas en avant, prêt à se dénoncer, mais Lanea le retint en posant la main sur son épaule.
- Nous ne pouvons plus rien pour eux, à présent. Tout ce que vous ferez en vous dénonçant est de partager leur sort.
- Mais… ces hommes vont mourir pour nous. Ce sont nos actions qui les ont mené ici, répliqua l’agent, sa colère à peine réprimée.
- C’est un sacrifice avec lequel nous allons devoir vivre, répondit Lanea, luttant elle même intérieurement. Nous ne pouvons mettre en danger la résistance entière, même pour ces innocents, si nous voulons venir à bout de l’empire un jour.
Sedûcil la regarda, visiblement en proie à des émotions contradictoires. Il s’arrêta cependant et commença à détourner le regard. Lanea le rappela à l’ordre.
- Notre devoir à présent est d’être témoins de cet acte et du courage de ces hommes. Ne ne devons pas les oublier. Et nous les rappellerons au bon souvenir d’Oeklos lorsqu’il paiera sa dette.
Elle leva les yeux et parvint à ne pas bouger lorsque les douze dockers furent passés sommairement au fil de l’épée. Leur agonie était terrible à regarder, leur sang s’écoulant lentement de l’échafaud. La rage envahit la jeune femme, mais elle ne bougea pas, les lèvres serrés. Un jour viendrait, jura-t-elle, où Oeklos subirait la juste colère de tous ceux dont il avait détruit la vie.
Et ce jour arriverait bientôt.