Rébellion (1)

Oeklos était dans une fureur telle qu’il n’en avait jamais connue auparavant. La frustration et la colère l’empêchaient de penser clairement. Il avait l’impression que le destin de son empire, forgé avec tant de peine, lui échappait. Fallait-il y voir la volonté d’Erû ?

L’empereur observa de nouveau la carte du monde qui s’étendait devant lui, les mâchoires serrées. Il n’avait aucune envie de poser son regard sur ceux qui se trouvaient autour de la table, ses alliés qui l’avaient tant déçu. Il y avait là Walron, bien sûr, mais aussi Delia, ex-reine d’Omirelhen, Raksûlos, jusqu’à récemment Ûesakia de Sorcamien, et Likane, le grand amiral de la flotte impériale. Tous avaient failli dans les tâches pourtant simples que leur avait confié Oeklos.

Walron avait échoué à reprendre Sorûen. Delia et Raksûlos avaient perdu leurs royaumes, concédant du terrain à leurs adversaires. Et pour finir, Likane avait outrepassé ses ordres en ramenant en Lanerbal des réfugiés Sorcami, et même des civils en Dafashûn. Ces poids morts allaient gêner les troupes dont l’empire commençait à avoir désespérément besoin.

Oeklos se mit à faire les cent pas. Il ne devait pas se laisser dominer par ses émotions. Il savait que celles-ci pouvaient le conduire à des actes parfois regrettables. Il se remémora ce que lui avait appris son mentor, le grand mage noir Cersam Gindûn. “Egidor”, lui avait-il dit, “c’est lorsque l’ennemi avance en confiance qu’il est le plus vulnérable.” Quels que soit ses alliés, Aridel, le descendant de Leotel, commettrait tôt ou tard une erreur. Et Oeklos serait prêt.

Même si l’empire avait subi de lourdes défaites, il était loin d’être moribond. Les troupes d’élites d’Oeklos en Dafashûn étaient intactes et il venait malgré tout de recevoir un contingent de renforts Sorcami. L’avantage que lui offrait le rayon d’Erû était peut être amoindri par la présence d’Aridel, mais Oeklos avait plus d’un atout dans son jeu. L’heure était venu pour l’empereur d’adapter sa stratégie.

- Je ne reviendrai pas, dit-il, sur l’immense déception que je ressens devant vos échecs. Je me montrerai cependant magnanime. Je suis prêt à vous accorder une nouvelle chance, si je peux compter sur votre loyauté.

Le regard de l’empereur s’appuya alors tour à tour sur chacun des membres présents, qui baissèrent les yeux sans mot dire.

- Ne vous leurrez pas, reprit-il, si vous échouez de nouveau, je serai bien moins clément.

Des bruits de déglutition se firent entendre, mais personne ne parla.

- Vos actions, ou plutôt votre inaction, ont mis notre empire en danger, vous en avez conscience. Notre stratégie offensive, qui avait pour objectif de regagner nos territoires perdus en Sorûen, a échoué. Qui plus est, nous avons perdu pied en Sorcasard également, ce qui rend vulnérable notre centre : Lanerbal. Paradoxalement, il s’agit là également de notre plus grand avantage. Si nos adversaires souhaitent poursuivre leur avance, ils vont être obligés de venir jusqu’ici. Et nous allons alors pouvoir leur faire payer par le sang chaque lieue qu’ils veulent nous prendre. Raksûlos, vos Sorcami vont être mis à contribution.

Oeklos se rapprocha de la carte et y posa le doigt, traçant lentement le contour des côtes de Lanerbal.

- Je veux que vos soldats renforcent les défenses côtières de tous les ports de l’île. Les anciennes batteries d’artillerie des mages sont pour la plupart encore fonctionnelles, et vous allez apprendre à vous en servir. L’ennemi ne doit pas s’emparer des ports intact.

Raksûlos inclina la tête, sachant très bien qu’il n’était pas dans son intérêt de contredire l’empereur.

- Amiral Likane, continua Oeklos en se tournant vers l’intéressé. Votre flotte a pour ordre de reprendre la mer au plus vite, et de patrouiller sans interruption le long des côtes. Vous constituerez la première ligne de défense, avant même que l’ennemi ne soit en vue des ports. Interceptez et décimez toute flotte ne portant pas le pavillon impérial.

- A vos ordres, votre altesse impériale.

- Delia, Walron, je vous charge, avec le général Nekile, d’organiser les défenses intérieures de Lanerbal. L’objectif est simple : formez une série de lignes concentriques dont le point focal sera notre capitale, ici-même. Le réseau de forts et de combattants que vous construirez doit être sans faille. Chaque pied carré de Lanerbal doit devenir un enfer pour nos adversaires. Une fois que nous aurons éradiqué leurs troupes ici, il nous sera aisé de reprendre ce qui nous appartient de droit. Des questions ?

Le ton de l’empereur indiquait clairement que tout son signerait l’arrêt de mort de celui qui parlerait. Tous savaient que leur vie ne tenait qu’à un fil. Oeklos les toisa de nouveau, sa colère encore vive. Celle-ci était cependant mêlée à un sentiment de détermination. Si Erû imposait une épreuve à Oeklos, ils montrerait à l’entité qu’il était digne des pouvoirs qui lui avaient été confiés. Personne ne pourrait lui reprendre ce qu’il avait obtenu au prix de tant de sacrifices. Et une fois sa victoire assurée, il verrait enfin naître le monde que Cersam Gindûn et les mages noirs avaient rêvé, tant de siècles auparavant. L’empire de Blûnen serait de nouveau une réalité, plus fort que jamais !