Empire (1)
Par Alexandre Vaughan
Lanea épongea le front de Taric. Les fièvres du mage étaient de plus en plus fortes à présent, et le rendaient souvent inconscient pendant plusieurs heures. Son état de santé se dégradait à vue d’œil. C’était déjà presque un miracle qu’il ait réussi à survivre aussi longtemps. Les remèdes de Lanea avaient aidé, bien sûr, mais le moment arriveraient bientôt où ces derniers se révèleraient eux aussi totalement inefficaces. Le poison qui s’insinuait lentement mais inéluctablement dans le sang de Taric le condamnait sans recours… Sauf si elle arrivait à mettre la main sur l’antidote.
La jeune femme regarda celui qui avait été son agent et un de ses plus proches collaborateurs, partagée entre la frustration, la tristesse et la rage. Ses relations avec Taric avaient connu des haut et des bas, mais ce dernier avait su se racheter à ses yeux. Son destin était injuste ! Sans lui, Djashim n’aurait sûrement pas survécu en Sorûen et la résistance de Dafashûn lui devait beaucoup.
C’était pour cela, rationalisait Lanea, qu’elle avait décidé de rester à Erûmar, pour prendre soin de lui. Il était évidemment intransportable. Malgré tout, la jeune femme savait qu’elle se se sentait responsable de son sort. Elle avait vu trop de ses agents mourir pour la résistance, et cette dette commençait à peser sur sa conscience. Venger la mort de Domiel justifiait-il tous ces sacrifices ? N’était-elle pas, d’une certaine manière, devenue aussi impitoyable qu’Oeklos ?
Elle essaya de s’extirper de ces funestes sentiments, mais des pensées bien plus sombres la rattrapèrent. Elle savait à présent qu’Oeklos n’était pas le seul ennemi que le monde avait à affronter. Erû était un danger bien plus grand encore, si ce qu’elle avait découvert était vrai. La seule bonne nouvelle dans tout cela était qu’elle disposait peut-être d’un moyen de le mettre hors d’état de nuire. Elle avait passé beaucoup de temps à étudier les schémas de Leosam Lanestel, et elle en savait beaucoup plus sur le Pironal…
Taric gémit, probablement en proie à un cauchemar induit par la fièvre, et Lanea lui passa de nouveau la main sur le front. Le séjour de la jeune femme à Erûmar était probablement une bonne chose. Il lui donnait un peu de temps pour réfléchir. Elle arrivait très bien à gérer la résistance d’ici, et les dernières semaines avaient été plutôt calmes.
Lanea se rendit à la fenêtre. Les nuages de l’Hiver sans Fin surplombaient le port d’Erûmar, mais de l’appartement où elle se trouvait, on avait une vue étonnamment dégagée sur la mer. La jeune femme se surprit à rêver des terres au delà de cet océan, Erûsard, Sorcasard, Sûsenbal… Des endroits dont elle savait beaucoup, mais où - contrairement à Taric et Domiel - elle n’avait jamais mis les pieds. Elle ne connaissait de ses yeux que l’ile-continent où les mages avaient élu domicile, et le monde des hommes et Sorcami lui apparaissait parfois comme un lointain mythe. C’était une sensation étrange, pour une femme qui avait fait du renseignement sa deuxième vocation. Ceux que ses semblables avaient toujours considéré comme des barbares à civiliser auraient en fait eu beaucoup à leur apprendre… Mais il était trop tard, à présent. Il ne restait qu’un mince espoir. Peut-être, si Oeklos était vaincu, un jour, pourrait-elle tout visiter les ruines de Dûenhin, le palais-cascade de Sanif, ou même les cités pyramides des Sorcami….
Un mouvement à l’horizon attira son regard. Une multitude de petits points noirs venaient d’apparaître. Elle s’empara d’une paire de jumelles qui se trouvait sur la table à coté d’elle, et la pointa sur l’océan.
Pas de doute, ils s’agissait bien de voiles de navires. Il y en avait une cinquantaine au bas mot, voire peut-être beaucoup plus. Il se dirigeaient évidemment vers le port. Qu’est ce que cela signifiait ? Des réfugiés ? Pourtant les navires ne ressemblaient pas aux frêles esquifs habituels des malheureux qui tentaient de quitter les côtes d’Erûsard pour rejoindre des terres plus clémentes. Lanea se rendit compte qu’il s’agissait de bâtiments de guerre, dont le pavillon à l’orbe noire semblait faire écho aux nuages. La flotte impériale ? Il fallait qu’elle en sache plus. Jetant un dernier coup d’œil à Taric pour vérifier son état, Lanea se précipita vers les escaliers qu’elle descendit quatre à quatre. Enfilant rapidement un manteau, elle se dirigea vers le port.
Les chaloupes arrivaient à présent par dizaines, chargées de soldats Dûeni des légions d’Oeklos, mais aussi… de Sorcami ! Lanea n’en revenait pas ? Pourtant pas de doute quant à la nature des nouveaux arrivants, leur peau verte et leurs museaux allongés les trahissaient. Lanea n’en revenait pas. Pourquoi les Sorcami venaient-ils à Lanerbal ? C’était en Sorûen qu’Oeklos avait besoin d’eux, pas ici.
La jeune femme s’approcha d’un marin Dûeni qui venait de débarquer, et demanda de son sourire le plus charmant.
- Vous venez de loin, monseigneur ?
Le matelot se mit à rire.
– J’suis loin d’être un seigneur, ma belle, même si j’ai roulé ma bosse. Et pour répondre à ta question, on arrive tout juste de Sorcamien, comme tu peux le voir avec les joli minois de nos passagers.
- De Sorcamien ? Lanea fit mine d’être impressionnée.
- Oui, reprit le marin, tout content d’avoir une audience. Je devrais pas te raconter ça, mais on devait embarquer une grande armée de Sorcami à bord pour attaquer Sorûen. Les pontes ont apparemment eu que’ques problèmes, et maintenant c’est plutôt des réfugiés à la peau verte qu’on a à bord, pas que des soldats. C’est pour ça qu’on est ici.
Des réfugiés… Il s’était visiblement passé quelque chose de très intéressant en Sorcamien. Il fallait absolument que Lanea en apprenne plus. Elle élargit son sourire.
- Et si vous me racontiez ça devant un verre ? demanda-t-elle.