Embarquement (6)
Par Alexandre Vaughan
Shari n’avait pu s’empêcher de sourire intérieurement lorsque Daethos avait prononcé son discours. Son stratagème avait fonctionné. Ses discussions avec Galdorûgh l’avaient convaincu que nombre de Sorcami haïssaient Oeklos. Elle n’avait de toute évidence pas eu tort.
L’optimisme de la jeune femme était vite retombé, cependant, lorsque le groupe composé de Raksûlos, Ethros et les amiraux de la flotte Dûeni étaient apparu. Avec une foule aussi instable, tout pouvait encore basculer, et le plus important était d’éviter un bain de sang.
Daethos avait lui aussi accusé le coup, mais il se reprit et répondit rapidement.
- Je n’ai rien à cacher, affirma-t-il. Comme je vous l’ai dit, j’ai été élu de manière légale par la majorité des Lûakseth. C’est mon devoir et mon honneur de représenter la justice de notre peuple.
- Notre peuple, vraiment ? ricana Raksûlos, coupant son rival d’une voix forte. Vos paroles ne sont que mensonges, Daethos d’Inokos. Votre clan réside hors de Sorcamien, au beau milieu de territoires contrôlés par les humains ! Et vous êtes accompagné d’une femelle humaine pour vous adresser à vos semblables ! Peuple Sorcami, je vous le demande : qui sait si cet imposteur ne partage pas le lit de cette étrangère ? ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée.
De nouveaux murmures désapprobateurs se mirent à se répandre comme une traînée de poudre parmi les Sorcami. Raksûlos avait visiblement fait mouche. Il était tellement facile de manipuler une foule, humaine ou Sorcami. Adressez-vous aux émotions ou peurs les plus primitives, et tous boivent vos paroles. L’ex-Ûesakia avait marqué un point, et il entendait bien profiter au maximum de cet avantage.
- Oui, je vous le dit, cela m’étonnerait pas que les sang-mêlés d’Inokos se livrent à des activités répugnantes. Comment l’un des leurs pourrait-il prétendre comprendre nos traditions ? Daethos n’est pas digne d’être un Lûakseth, et encore moins de nous diriger.
Daethos n’avait cependant pas dit son dernier mots. Même si Shari répugnait à utiliser ce genre de techniques, elle en avait discuté avec lui. Il savait quelle réponse apporter à ce genre de propos. Le Sorcami parla donc avec assurance.
- Si c’est sur ce terrain que vous souhaitez porter notre discussion, Raksûlos, ainsi-soit-il. Vous êtes un bel exemple de Ûesakia. Vous ferais-je remarquer, que vous êtes vous aussi entourés d’humains ? Peut-être partagez-vous également leur lit ?
Quelques Sorcami se mirent à sourire à la boutade, et Daethos continua.
- Et puis, il me semble que vous êtes un grand ami d’Oeklos. Il n’est de secret pour personne que ses “pratiques” et ses partenaires sont pour le moins “exotiques”. Et vous avez récemment passé beaucoup de temps avec lui. Il serait donc légitime de se poser quelques questions quant à la nature de votre relation…
Même si quelques Sorcami parurent choqués, mais la plus grande partie de la foule se mit à rire de bon cœur. Et voilà, se dit Shari, le monde était au bord du gouffre, mais donnez un peu d’humour et d’allusions au peuple, et ils oubliaient leur situation. Parfois la jeune femme se demandait si humains comme Sorcami pouvaient réellement se prétendre intelligents…
Quels que soient ses doutes, le stratagème avait fonctionné. Raksûlos ne s’était visiblement pas attendu à une telle réponse et mit un petit moment avant de répliquer.
- Ces questions sont hors de propos. Seul un citoyen de Sorcamien peut-être Ûesakia, et…
Oekhard prit alors la parole, coupant l’ex-Ûesakia.
- Les ancêtres de Daethos n’ont jamais renié leur appartenance aux clans de la jungle. Ils se sont juste retrouvés séparés de nous par le hasard de la guerre. Ils sont donc encore légalement citoyens de notre grande nation et ont autant de droits que n’importe lequel d’entre nous. En tant que Lûakseth du clan de la jungle, je vous en donne ma parole.
- La parole d’un menteur ne vaut rien ! explosa Raksûlos. Mais admettons que vous ayez raison. Cela ne lui donne pas le droit d’introduire une humaine au cœur de l’assemblée !
- Princesse-Shas’ri’a est une ambassadrice, expliqua alors Daethos. N’est-ce pas le devoir de tout dirigeant que d’écouter ce que ses voisins ont à dire ? Elle est venu en paix afin de prouver que tous les humains ne sont pas les ennemis des Sorcami, ou leurs suzerains. Peut-on en dire autant des soldats qui vous accompagnent ?
- Une ambassadrice ? Laissez-moi rire ! Quel dirigeant représente-t-elle donc ?
Le moment était venu pour Shari de s’exprimer. Elle espérait que cela ne choquerait pas la foule. Les Sorcami semblaient à présent boire les paroles de la joute verbale qui se déroulait devant eux. Il était temps d’introduire un élément perturbateur. La jeune femme parla d’une voix si forte qu’elle en fut elle-même étonnée.
- Sorcami ! dit-elle, je sais qu’il n’est pas courant pour les royaumes humains d’envoyer des représentants auprès de votre peuple, mais c’est bien pour cette raison que je suis ici. Pour répondre à la question de dos-Raksûlos, je ne répresente pas un seul royaume. Je parle au nom de tous ceux de mes semblables qui sont lassé de l’interminable conflit que se livrent nos deux peuples depuis des siècles. Oeklos est une grande menace mais si nous en prenons conscience, il peut représenter une formidable opportunité pour nous tous. Pour la première fois, nous pouvons nous rassembler autour d’une cause commune plutôt que de nous diviser. Notre véritable ennemi est parmi nous. Elle désigna du doigt Raksûlos. Souhaitez-vous réellement donner votre vie et celle de vos enfants pour la gloire et l’enrichissement de ceux qui vous ont déjà tant pris sans rien vous rendre ?
Les paroles de la jeune femme furent suivies d’un silence pesant. Avait-elle réussi ? Les Sorcami la regardaient intensément, comme s’ils avaient voulu la dévorer d’un simple regard. Au milieu de la foule, une voix cria soudain.
- L’humaine a raison ! C’est pour servir Oeklos que mon fils est mort !
- Oui, dit une autre femme-saurien, j’ai perdu toute ma famille pendant la guerre, et regardez où je suis maintenant. Elle était vêtue de haillons et marchait à l’aide d’une canne.
- Et où sont les terres qui nous ont été promises ? Nous devions recoloniser Sorcasrd et Erûsard !
Les grondements et grognements se propageaient aussi vite que les rires précédents. La colère semblait presque palpable. Raksûlos ne disait plus rien à présent. Autour de lui, ses partisans se regroupaient, formant un groupe de plus en plus compact. Shari aperçut du coin de l’œil quelques Sorcami qui s’esquivaient. L’instant était crucial.
- Mes amis, dit Daethos. Les paroles de Princesse-Shas’ri’a ne sont que l’expression de la vérité, mais nous devons nous garder de tomber dans le piège de la vengeance et de la violence. Que ceux qui souhaitent continuer à servir Oeklos quittent cette ville et ce pays avec leur vie. Mais à ceux là, je dis : tant que je serai Ûesakia, vous ne serez pas les bienvenus en Sorcamien.
- Oui ! répliquèrent plusieurs Sorcami ! Bannissez-les !
- Dehors les sbires d’Oeklos !
Le groupe qui entourant Raksûlos et les amiraux humains avait commencer à bouger, se déplaçant lentement vers une rue adjacente à la place. La foule leur était soudainement devenue très hostile. Shari avait déjà vu ce genre de revirement, mais elle n’aurait jamais pensé que ses paroles auraient un tel effet. Seules les mots de Daethos permirent au groupe de Raksûlos de quitter Sorcakin la vie sauve.