Embarquement (4)
Par Alexandre Vaughan
Le soleil commençait à se lever, ses rayons écarlates donnant à la gigantesque pyramide de Sorcakin un aspect majestueux, presque féérique. Malgré l’heure matinale, les rues et couloirs de l’immense capitale étaient noires de monde. La discipline bien ordonnée des Sorcami avait laissé place à une forme de chaos très similaire à celui des cité humaines. Tous, du simple marchand au haut fonctionnaire, en passant par les artisans, les soldats, les érudits et les politiciens, se pressaient, s’interrogeant sur la présence des navires impériaux dans la baie.
Si peu de temps après le changement de Ûesakia qui avait déjà mis la ville en ébullition, les graines de la discorde, de la peur et de la haine commençaient à germer sur ce fertile terreau. Daethos imaginait sans peine le raisonnement de certains parmi les moins bien informés. Après un coup d’état, une invasion ? Cela commençait à faire beaucoup.
Le nouveau Ûesakia des Sorcami était toujours impressionné par le nombre de ses semblables qui vivaient dans cette cité millénaire. Lui qui avait vécu la majorité de sa vie dans une forêt entourée de domaines humains, il avait encore du mal à s’habituer à l’échelle du pays dont il était à présent le juge suprême. L’immensité de ses responsabilités lui donnait le vertige, et le doute l’envahissait par moment. Il regrettait de ne pas à avoir à ses cotés la présence d’Itheros, qui aurait su naviguer dans la politique de cette ville. Celui qui avait été son ami et mentor avait occupé la position suprême pendant des décennies. Il aurait pu lui dire si Oekhard et Klorût, par exemple, étaient dignes de confiance, ou cherchaient juste à le manipuler. Il avait besoin de véritables alliés pour faire face à la crise qui s’annonçait.
Entouré de ses soutiens Lûakseth et de gardes d’élite du palais, Daethos avançait vers la grande esplanade. Elle était située sur une imposante terrasse, près du sommet de la pyramide. C’était la première fois que Daethos allait s’adresser directement à son peuple, et il sentait son estomac se nouer. Il tourna le regard vers Shari, qui marchait à ses cotés, se réconfortant du fait qu’il pouvait s’appuyer sur elle. Elle l’avait aidé à réfléchir au discours qu’il s’apprêtait à prononcer.
Alors qu’ils avançaient, Daethos entendit qu’on l’invectivait, malgré la présence des gardes.
- Usurpateur ! Imposteur !
- Adorateur des humains ! Nous ne voulons pas de toi comme Ûesakia !
- Raksûlos reviendra !
Daethos essayait de faire fi de ces paroles, mais en vain. Elles l’affectaient plus que de raison. Son devoir était pourtant clair. Il avait failli à ses ancêtres une première fois en laissant son peuple combattre en Erûsard puis une deuxième fois en perdant Aridel. Il ne laisserait pas un tel échec se reproduire. Il prit une grande inspiration et se concentra sur sa tâche.
L’estrade qui surplombait l’esplanade permettait à l’orateur d’avoir une vue plongeante sur l’ensemble de la foule. Ce panorama était à la fois intimidant et exaltant. Il y avait là plusieurs milliers de Sorcami au bas mot. Les gardes laissèrent Daethos s’installer devant le grand pupitre. Il fit un signe et les tambours résonnèrent, indiquant à la foule qu’il allait prendre la parole.
- Peuple Sorcami, commença-t-il sans attendre, mon nom est Daethos, et je suis votre nouveau Ûesakia, élu il y a deux jours par l’assemblée des Lûakseth.
- Menteur ! cria une voix.
Daethos fit de son mieux pour l’ignorer et continua.
- Si je m’adresse à vous aujourd’hui, c’est pour vous informer de faits si graves qu’ils menacent l’avenir de notre peuple entier.
Daethos marqua une pause, laissant le temps à la foule d’ingurgiter cette entrée en matière. Il avait visiblement attisé la curiosité de quelques uns. Il reprit :
- N’est-il pas vrai que nombre d’entre vous ont perdu des proches à combattre pour Oeklos, l’homme qui se prétend empereur du monde entier ? Voyez ce à quoi le servir nous a mené : la mort ou la mutilation de beaucoup d’entre nous, et pour quoi ? Oeklos a recouvert de nuages la moitié de notre monde, le transformant en un désert gelé à peine habitable. Était-ce là ce que vous souhaitiez, peuple Sorcami ?
Des murmures parcoururent la foule, qui semblait un peu moins véhémente. Daethos poursuivit :
- Nous avons tous pris l’habitude de blâmer les humains pour nos malheurs, mais qui est celui qui est responsable de la mort de notre jeunesse ? Qui a fait couler le sang de nos soldats dans sa soif de conquête ? Qui place à présent des navires à nos portes pour prélever encore un tribut de vies à notre peuple exsangue ?
- Oeklos ! cria une voix, suivit d’un brouhaha de discussions.
Visiblement les propos de Daethos commençaient à toucher ses semblables. Des discussions entre pro et anti Oeklos étaient en train de naître. Il fallait continuer à battre le fer tant qu’il était chaud.
- Oui, dit-il, et je vous l’affirme, nous ne devons plus rien à cet empereur qui se veut nous dicter notre conduite. Notre peuple a le droit de décider lui même de son sort. Que ses navires repartent ! S’ils osent avoir recours à la violence, ils comprendront sans attendre ce qu’est la colère des hommes-sauriens !
Cette fois les cris approbateurs se firent plus francs.
- Oui ! Que ces humains repartent !
- Les Sorcami sont libres !
- Daethos a raison !
Le nouveau Ûesakia commençait à ressentir une exaltation presque euphorique à galvaniser cette assemblée. Il s’apprêtait à reprendre quand un mouvement de foule l’interrompit. Un petit groupe était apparu, entouré de gardes portant ostensiblement la livrée du clan de l’Ouest. Il y avait là des humains en uniforme et plusieurs Sorcami. Daethos reconnut Raksûlos bien sûr, et celui qui était à ses cotés n’était autre que le Lûakseth Ethros.
- N’écoutez pas cet imposteur, braves Sorcami ! Nous seuls détenons la vérité sur sa prise de pouvoir illégale !