Embarquement (2)
Par Alexandre Vaughan
Shari avançait seule au fond de la crevasse gelée, les pieds saisis par la glace. Il n’y avait aucune lumière, et les ténèbres régnaient en maître. La seule émotion qui lui restait était le désespoir, pourtant elle continuait à marcher, comme si des forces invisibles la poussaient vers une destination inconnue.
Des spectres commencèrent à apparaître devant ses yeux. Elle aperçut une image fugace de Sûnir, le frère d’Aridel, son amant depuis longtemps disparu. Puis elle distingua la forme éthérée d’Orin, le jeune résistant qui l’avait accompagnée pour mourir dans les glaces du Grand Nord. En avançant encore un peu elle vit le nain Sachël, qui s’était sacrifié pour les aider à sortir des cavernes des Losapic. Derrière lui se trouvait le père de Shari, l’ancien empereur de Sûsenbal.
Toutes ces apparitions s’évanouirent rapidement, simples visions fugaces, furtives, reflets du passé sur les vagues d’une mer déchaînée. Elles furent remplacées par la lumière diffuse d’une torche, éclairant faiblement la crevasse. Shari ce mit à courir vers cette soudaine lueur d’espoir.
Elle n’eut pas de mal à reconnaitre le Sorcami qui tenait la flamme. C’était Itheros, une lame dépassant de sa poitrine couverte de sang. A la fois horrifiée et curieuse, Shari s’arrêta à quelques pas de lui.
- La fin est proche, annonça-t-il solennellement, mais il y a encore beaucoup à accomplir avant que les Gardiens puissent trouver le repos. Vous avez bien agi, Shari. L’espoir est de retour.
Un coup sourd vint ébranler la glace autour de Shari avant qu’elle ait le temps de répondre. Il fut suivi d’un autre, puis d’un autre encore.
On frappait à la porte avec insistance, et la jeune femme se réveilla, l’esprit encore embrumé par le rêve. Elle se leva péniblement et ses souvenirs remontèrent tout d’un coup à la surface. Elle était à Sorcakin, et trois jours s’étaient écoulés depuis l’assemblée où Itheros avait trouvé la mort et où Daethos avait été élu Ûesakia. Le tourbillon de ses émotions soudaines la força à se rasseoir. Les coups sourds continuaient sur la porte des appartements où elle avait été gracieusement logée. Petit à petit ses souvenirs refirent surface. Elle était dans les quartiers des hôtes de l’assemblée, non loin de ceux du Ûesakia.
Elle finit par se relever et ouvrit la porte. C’était Galdorûgh, visiblement très agité, qui frappait avec impatience.
- Ambassadrice-Shas’ri’a, dit-il sans préambule. Désolé de vous réveiller si tôt, mais des événements graves se sont produits dans la nuit. Le Ûesakia vous demande de toute urgence.
Shari, immédiatement sur le qui-vive, enfila rapidement une robe par dessus ses vêtements de nuit, tout en demandant :
- Qu’est-il arrivé ?
- Des navires battant le pavillon impérial d’Oeklos sont arrivés dans la baie de Kifiri. Leur amiral a débarqué et a demandé à être conduit auprès du Ûesakia. Alors que les gardes le menaient à Daethos, ils se sont fait prendre en embuscade. L’amiral humain a rejoint Ethros et Raksûlos, ainsi que leurs partisans. Les nouvelles de l’escarmouche ont traversé la ville comme une traînée de poudre, et Sorcakin est en ébullition. Sans parler du fait que les opposants à Daethos font toujours circuler des rumeurs quant à la légalité de son élection.
- Par Erû ! s’exclama Shari, se rendant compte de la gravité de la situation. Je vous suis, Galdorûgh.
Ils coururent dans les couloirs pour rejoindre les appartements du Ûesakia. Daethos, majestueux dans sa robe à bande verte, était en grande discussion avec plusieurs Lûakseth, dont Oekhard, ainsi que Klorût, le président de l’assemblée.
- Il était à prévoir que Raksûlos n’accepterait pas comme cela le vote de l’assemblée, disait Oekhard, mais l’arrivée des troupes d’Oeklos nous est extrêmement préjudiciable.
- Mais comment et surtout pourquoi Oeklos a-t-il envoyé sa flotte ici ? Est-il déjà au courant de la défaite de son pantin ? demanda Daethos.
- Tout est possible avec Oeklos, ses réseaux d’informations sont très efficaces. Je soupçonne cependant qu’il ne s’agit que d’une malencontreuse coïncidence. Cela fait plusieurs jours que Raksûlos essaie de forcer le conseil à décréter la mobilisation générale afin d’aider l’empereur à régler ses problèmes en Sorûen. Il y a fort à parier qu’Oeklos ait envoyé ces navires pour nous forcer la main et embarquer des troupes.
- Il y a donc un grand risque à ce que tous les fidèles à Oeklos rejoignent ces navires, indiqua Klorût.
- Grand bien leur fasse ! Ce ne sera pas une grande perte, lâcha Galdorûgh.
- Vous vous trompez, répliqua Shari, rejoignant la conversation. Si les partisans d’Oeklos parviennent à se regrouper avec un soutien militaire, ils risquent de tenter de reprendre le pouvoir de force.
- Je ne vois cependant pas de moyen de les en empêcher, finit par dire Daethos. Même si je peux compter sur l’appui des gardes du clan de Sorklastûn, qui m’ont prêté serment, je ne peux pas bloquer la ville. Et je ne commencerai pas mon règne par un bain de sang.
- Vous comptez donc les laisser faire ? demanda Oekhard.
- Tant que les impériaux ne s’en prennent pas à la ville, cela me parait plus sage. Laissons nos adversaires se révéler. Si ce que vous dites est vrai, Klorût, les troupes d’Oeklos ne sont pas là pour mener la guerre en Sorcamien.
Shari acquiesça.
- Vous avez probablement raison, Daethos. Mais cette passivité peut être à double tranchant. Peut-être serait-il prudent que vous vous adressiez à votre peuple, pour leur montrer qui est le véritable ennemi, comme vous l’avez fait devant l’assemblée.
Daethos parut hésiter, mais il finit par hocher la tête.
- Une sage idée, princesse-Shas’ri’a. Klorût, est-il possible de mettre cela en place ?
- Sans souci, je m’en occupe, Ûesakia-Daethos.
Shari ne put s’empêcher de sourire intérieurement. Même si elle se trouvait au milieu d’hommes-sauriens, elle était dans son élément. La politique et la diplomatie étaient ses domaines de prédilection. Elle en oubliait presque sa vision et la perte d’Itheros. Les prochaines heures s’annonçaient passionnantes.