Embarquement (1)
Par Alexandre Vaughan
Imela regardait les bâtiments gris surplombant le port de Niûrelmar. Elle connaissait bien la ville, mais c’était la première fois qu’elle la découvrait sous cet angle. Au dessus d’elle, les nuages balayaient le ciel, poussés par un vent constant, et on entendait au loin le ressac des vagues venant se briser sur les quais.
Le palais ducal de Niûrelmar était immense, d’une taille presque indécente pour la gamine des rues qu’avait été Imela. La capitaine s’était vue fournir ses propres quartiers, qui ressemblaient plus à un appartement qu’à une chambre. Le seul inconvénient étaient qu’ils se trouvaient à l’opposé de l’endroit où dormait Aridel. Même si celui qui était à présent le souverain d’Omirelhen était venu lui rendre visite la nuit d’avant, il avait du s’éclipser rapidement, les affaires du royaume l’appelant dès le petit matin.
Aridel avait décidé de faire de Niûrelmar sa capitale temporaire. Son plan ne souffrait d’aucun délai et il n’avait aucun besoin de retourner à Niûrelhin. Lorsqu’il avait expliqué la teneur de ses projets à Imela, la première réaction de la jeune femme avait été d’éclater de rire, incrédule. Elle avait cependant vite vu à la tête de son compagnon qu’il était très sérieux, et avait tenté de le raisonner.
- C’est de la folie pure et simple, lui avait-elle dit. Je plaisantais quand je t’ai parlé de ça ! Et puis, malgré ce que tu penses, jamais la flotte n’acceptera de…
- J’ai ma petite idée pour la flotte, avait-il coupé. Et pour tout te dire, elle implique une certaine capitaine Dûeni…
Imela l’avait regardé, n’en croyant pas ses oreilles.
- Tu n’y penses pas ! Pour commencer je n’avais même pas le grade de capitaine lorsque j’ai hérité du Fléau des Mers. J’étais le troisième lieutenant. Et à présent je n’ai aucun statut : je suis une pirate, une paria aux yeux de la flotte.
- Tu te sous-estimes. Étonnant de la part de la femme qui a su conserver intact et en ordre de marche un vaisseau de ligne sans port d’attache pendant cinq ans. Tu as affronté à bord du Fléau des Mers bien plus de batailles que n’importe quel officier Omirelin ou Dûeni encore en vie. Et plus important encore, tu as accompli tout cela alors que tu n’a aucune parenté noble. Tu es une bien meilleure commandante de navire que n’importe lequel de mes hommes, Omasen compris.
Imela avait gardé le silence pesant les paroles de son compagnon.
- Je te laisse y réfléchir, avait repris Aridel, mais je te rappelle tout de même que tout cela part de ton idée. C’est toi qui m’a suggéré ce plan d’action. J’étais aussi sceptique que toi, au départ, mais j’ai rapidement changé d’avis. Je suis sûr que tu feras de même.
Le souverain d’Omirelhen était alors parti, laissant Imela face à ses pensées. La proposition d’Aridel lui paraissait toujours farfelue, mais elle commençait à s’y faire. La capitaine ne savait pas s’il fallait s’en inquiéter ou non. Elle commençait à le voir comme une occasion de montrer à tous ces officiers grisonnants ce qu’une femme était capable de faire.
On frappa à la porte de ses appartements, la tirant de ses pensées.
- Entrez, dit-elle, curieuse de savoir qui pouvait bien lui rendre visite à cette heure matinale.
Les deux personnes qui s’introduisirent dans la pièce étaient Djashim et Ayrîa, les deux compagnons d’Aridel depuis son arrivée à Samar. Durant les quelques jours qui les avaient menés du fort de Maristel à Niûrelmar, Imela avait appris à apprécier les deux jeunes gens. Ayrîa lui faisait penser à elle même en plus jeune, et Djashim était visiblement très mûr pour son âge. Tous deux avaient été marqués par des événements durs et avaient avaient su garder leurs personnalités et leurs convictions au travers de ces épreuves.
- Aridel nous a expliqué ce qu’il comptait faire, dit Djashim sans préambule. J’avoue ne pas réellement adhérer à sa vision. Je ne sais même pas si ce plan est vraiment réalisable.
Imela sourit, prenant conscience qu’elle avait en fait validé le projet d’Aridel.
- Je pensais comme toi, Djashim, mais je commence à réaliser que ce tour de passe-passe pourrait fonctionner. Après son arrivée au pouvoir, Oeklos a éliminé l’empereur et les ducs de Dûen pour les remplacer par ses pantins. La légitimité de ce qu’il a fait est très douteuse, selon les anciennes lois impériales. Le titre d’empereur ne peut normalement pas être obtenu par la force, mais par le consentement des ducs. Le fait qu’Oeklos soit empereur est donc, au moins en théorie, contestable.
- Mais pourquoi Aridel serait-il légitime à obtenir ce titre ? demanda alors Ayrîa. Il est le souverain d’une autre nation. C’est aussi une prise de pouvoir par la force, non ?
- Pas vraiment, Ayrîa. Omirelhen a été fondé après la conquête de Sorcasard et la défaite des Sorcami par les dûeni. Il a donc pendant longtemps été un duché impérial de Dûen. Après plusieurs siècles de domination impériale, le pays a obtenu son indépendance lorsque le traité de la Constitution d’Août a été signé. Ce traité contient cependant une clause permettant aux royaumes nouvellement créés de réintégrer l’Empire s’ils le souhaitent. Cet article n’a jamais été utilisé jusqu’à présent, mais n’en reste pas moins légal.
- Donc, dit Djashim, si Omirelhen réintègre l’empire de Dûen, le pays en devient le seul duché libre et Aridel son empereur ?
- C’est l’idée d’Aridel, en tout cas, dit Imela en souriant. Je soupçonne tout de même Oeklos de ne pas voir ce nouveau prétendant au trône impérial d’un bon œil. Je pense que le couronnement d’Aridel sera un événement historique à bien des égards.
- C’est très symbolique dit Ayrîa. Un dasam, un représentant d’Erû, va devenir empereur de Dûen. Nos actes sont bénis par le créateur lui-même.
- Peut-être est-ce là effectivement l’intention d’Erû…
Imela laissa intentionnellement sa phrase en suspens. Aridel ne lui avait pas encore raconté tout ce qu’il avait vécu à Dalhin auprès d’Erû, et cela l’inquiétait. Elle voulait comprendre ce qui l’avait visiblement transformé.
Un serviteur frappa à la porte, qui était restée entrouverte.
- Maitresse Imela, annonça-t-il, sa majesté vous fait mander dans la grande salle d’audience.