Assemblée (5)
Par Alexandre Vaughan
Shari se précipita vers Itheros. Le Sorcami était allongé au sol, la tête entre les bras de Daethos. Le sang s’écoulait lentement de sa blessure. Sa respiration était irrégulière et pénible, gênée par le poignard fiché dans sa poitrine. Prise par l’émotion, Shari ne prêtait plus aucune attention aux hommes-sauriens qui l’entouraient. Elle en avait presque oublié où elle se trouvait, l’assemblée des Lûakseth ayant perdu en un instant tout son prestige. Seule comptait à présent la vie d’Itheros, s’estompant sous les yeux impuissants de la jeune femme.
Elle tourna son regard vers Daethos. Il devait pouvoir faire quelque chose ! C’était un shaman, il connaissait la médecine et les soins de base. Pourtant, maintenant que Shari arrivait plus facilement à interpréter les expressions des hommes-sauriens, elle ne lut que la résignation dans les yeux de son compagnon. Elle sentit la colère l’envahir, mêlée à d’autres sentiments qu’elle n’osait affronter. A ce moment, Itheros ouvrit péniblement la bouche, comme s’il voulait parler, mais ses mots se perdirent dans un gargouillis ensanglanté, suivi d’une longue expiration. Au bout d’un moment qui parut durer une éternité, Daethos lui posa la main sur le visage pour lui fermer les yeux.
- C’est fini, dit-il tristement à Shari en déposant délicatement la tête d’Itheros au sol.
La jeune femme se releva, essayant tant bien que mal de faire face aux émotions qui l’envahissaient. Le choc était terrible, et elle fit trois pas en arrière pour éviter de tomber.
Autour d’elle, le chaos s’était emparé de l’assemblée, comme un reflet de son tumulte intérieur. Les gardes étaient entré dans l’hémicycle et entouraient leur petit groupe, tandis que les Lûakseth vociféraient et argumentaient, certaines voix mâtinées des accents de peur.
- C’est un sacrilège ! Jamais le sang n’a coulé dans l’assemblée. Que celui qui a commis cet acte se dénonce et soit jugé sur le champ !
- Itheros était un traitre et un danger pour notre peuple ! Sa mort était nécessaire, donc n’est pas un crime. Le Ûesakia l’avait condamné.
- C’était son droit de faire appel à cette assemblée. Nous avons des lois, et elles n’ont pas été respectées.
- C’est lui qui n’a pas respecté nos loi et nos coutumes ! Amener une humaine ici ! Qu’on enlève ce cadavre et les intrus !
Shari ne savait que faire. Sa vie se jouait dans ce qui allait se décider, mais cela lui paraissait presque secondaire. Elle était surprise que celui qui avait lancé le poignard sur Itheros n’ait pas réitéré son acte pour l’éliminer, elle. Peut-être avait-il trop peur de se révéler de nouveau ? La jeune femme vit alors Daethos se lever d’un air déterminé. Il parla d’une voix forte, couvrant le brouhaha des Lûakseth.
- Ainsi donc voilà ce que sont devenus les représentants de notre peuple ? De vulgaires assassins sans aucun regard pour la justice ?
La force de ces paroles intima le silence à l’assemblée. Tous portaient à présent le regard sur Daethos, comme s’ils avaient été personnellement insultés. Un Lûakseth se leva et désigna le Sorcami du doigt.
- Qui donc est ce hors-la-loi qui ose prendre la parole et insulter cette illustre assemblée ?
Daethos répondit sans laisser aux Lûakseth le temps de réagir.
- Mon nom est Daethos, et je suis le représentant et Shaman du clan d’Inokos. Depuis la fin de la guerre, nos tribus vivent dans les forêts du pays que les humains nomment Niûsanif. Nous sommes restés fidèles aux coutumes de la forêt et de la jungle et avons notre place, comme tous les autres clans, dans cette assemblée. Je suis donc un Lûakseth tout autant que vous et j’ai le droit de m’exprimer ici.
- Balivernes, répliqua le Sorcami qui avait interpellé Daethos. La bande rouge sur sa robe indiquait qu’il appartenait au clan de l’Ouest. Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez.
- Taisez-vous, Ethros ! le coupa un autre Lûakseth, portant une robe à bande verte. Le clan de la jungle est prêt à accepter la parole de Daethos. Nous souhaitons entendre ce qu’il a à dire. Continuez, Daethos.
- Merci, répondit ce dernier, visiblement en proie à une grande émotion. Je vois que l’honneur n’a pas totalement quitté cette illustre assemblée. J’étais le compagnon d’Itheros, et maintenant qu’il n’est plus parmi nous, il m’incombe de continuer sa tâche. Durant ces derniers mois, nous avons beaucoup voyagé, lui et moi, et avons appris à mieux connaître le monde des humains. Comme lui je souhaite vous apporter un message de paix, pour que ce qui vient de se produire n’arrive plus jamais. Mais j’ai aussi un autre message pour notre peuple : il s’agit d’un avertissement, que la mort d’Itheros rend encore plus urgent.
- Allez-vous laisser cet adorateur des humains souiller l’assemblée ? invectiva le dénommé Ethros. Il mérite le même sort que…
- Ethros, si vous ne respectez pas les règles de cette assemblée, c’est vous qui serez obligé de sortir, coupa un Lûakseth dont la robe portait la couleur jaune du désert.
Le Sorcami se tut et Daethos reprit.
- L’humaine qui voyage avec nous est la princesse-Shas’ri’a de Sûsenbal. Elle est venu ici en prenant un grand risque, car le sort de notre peuple lui importe autant que le sien. Je lui cède une partie de mon temps de parole.
Shari regarde Daethos, prise de court. Elle était encore sous le choc de ses émotions, mais elle se reprit. Elle était venue pour forger une alliance, et la meilleure façon d’honorer Itheros était de continuer sa mission.
- Peuple Sorcami, dit-elle, sans laisser à Ethros le temps de protester. Je suis ici pour vous montrer que les humains ne sont pas tous vos ennemis, même si notre histoire tend à montrer le contraire. Nos ancêtres ont commis envers vous des crimes impardonnables, cela est vrai. Mais je vous implore de laisser cela dans le passé. Nous avons payé le prix de nos péchés et de notre orgueil, croyez-moi. A présent il nous appartient à tous de briser ce cycle de violence qui nous oppose. Les hommes d’Omirelhen, de Niûsanif ou d’Erûsard ne représentent plus un danger pour vous. Mais notre véritable ennemi est toujours là, plus fort que jamais. C’est lui qui a assombri le monde. C’est lui qui a tout détruit en prétendant être votre allié ! C’est à cause de lui qu’un nombre incalculable d’humains et de Sorcami sont morts ! Nous devons nous unir contre celui qui se prétend empereur du monde : Oeklos !
- Oui, poursuivit Daethos. Croyez-moi, Lûakseth des Sorcami. J’ai vu de mes yeux la cruauté d’Oeklos et ce qu’il a fait de ce monde. Les humains meurent de faim sans que son empire vienne les aider. Combien de temps avant que cela soit aussi notre sort ? Pensez-vous vraiment qu’il vous voit comme des amis ? Il prétend plutôt vous diriger et vous réduire en esclavage. Il est temps de nous réveiller et de résister à ce qu’il veut faire de nous.
- De bien belles paroles, Daethos, répliqua Ethros, mais elles pourraient tout aussi bien être celles d’un traître agissant de concert avec cette humaine afin de reprendre les terres que nous avons payé de notre sang. Oeklos a aidé notre peuple à retrouver sa gloire d’antan !
- Si vous trouvez que la situation actuelle est glorieuse, alors vous êtes soit aveugle, soit fou, dit alors le Sorcami du clan du désert. Le monde va mal, Ethros, et vous le savez aussi bien que moi.
- En effet, reprit Daethos. Et même si nous avons nos différends avec les humains, nous pouvons travailler ensemble, comme le montre la présence de princesse-Shas’ri’a. Nous pouvons partager ce monde, notre peuple et le leur.
- La seule chose que vous devriez partager, grogna Ethros, c’est le sort d’Itheros !
Le Lûakseth du clan de la jungle qui avait parlé précédemment se leva de nouveau.
- Ces paroles n’ont aucune place ici, Ethros. Le débat que soulève Daethos est valide et ses propos doivent être examinées par l’assemblée. Il est cependant certain que notre Ûesakia actuel ne le permettra jamais. Il cherche à suivre en tout point la volonté d’Oeklos. Il est vital pour nous de retrouver la liberté de faire nos propres choix afin d’éviter des incidents comme ce qui vient de se produire.
- De bien belles paroles, Oekhard. Mais que proposez-vous donc pour y remédier ? ricana Ethros.
- C’est bien simple : je propose que cette assemblée élise un nouveau Ûesakia !