Famille (2)
Par Alexandre Vaughan
Les blessés affluaient vers les écuries du fort de Maristel, où Imela avait fait établir son infirmerie de campagne. La capitaine du Fléau des Mers, pourtant vétéran de nombreuses bataille, vivait un véritable enfer. Soutiner un siège était bien plus éprouvant que tous les combats navals qu’elle avait connus.
Les quatre navires de sa flottille s’étaient positionnés en cercle dans la petite crique en contrebas du fort, en protégeant l’accès maritime. Ils étaient devenus des batteries d’artillerie flottantes, formant une ligne de défense presque impénétrable.
Cela n’avait cependant fait que retarder les forces Omirelines. Conscients que l’issue de la bataille se déciderait à Maristel, les commandants des vaisseaux Omirelins avaient débarqué plusieurs bataillons de troupes au nord de la petite forteresse. Ces hommes en encerclaient à présent les accès terrestres, leur artillerie pilonnant sans répit les équipages de la flottille, réfugiés à l’intérieur.
Cela faisait plusieurs qu’Imela n’avait pratiquement pas dormi, comme la plupart de ses marins et soldats, et elle croulait sous la fatigue et la nervosité. La capitaine avait de plus en plus de mal à contrôler ses émotions. Elle fulminait, rongée par la frustration. Détournant le regard de la cour, elle retourna dans la vaste pièce qui leur servait de quartier général. Omasen, dépassé par les événements, lui avait cédé le commandement. Il était assis dans un coin de la pièce, les yeux dans le vague. Malgré son intelligence, il ne serait plus d’une grande aide à la capitaine du Fléau des Mers. Heureusement pour Imela, Takhini l’avait rejointe. L’expérience du général Sûsenbi lui était très précieuse. C’était lui qui avait eu l’idée de mettre en place l’infirmerie dès le début du siège, et malgré son grand âge et sa récente maladie, il n’avait rien perdu de son génie tactique.
- Je ne vois pas comment nous pourrions briser ce siège, dit Imela, s’adressant plus à elle-même qu’aux autres occupants de la pièce. Nous n’avons pas les effectifs pour tenter une sortie.
- Nous avons assez de provisions et d’eau pour tenir plusieurs semaines, répliqua alors Takhini. Sa voix était d’un calme presque inhumain. Je vous l’ai déjà dit, Imela, un siège est essentiellement l’opposition de deux volontés. Celui qui cède en premier a perdu. Il nous faut garder à l’esprit que les Omirelins subissent très probablement eux aussi des pressions extérieures. Ils ne peuvent faire durer cette bataille éternellement. Ils devront agir tôt ou tard. Laissons les commettre la première erreur.
- Comment pouvez vous être aussi calme, Takhini ? explosa Imela. Chaque jour qui passe apporte son lot de pertes. Bientôt le nombre des blessés dépassera celui des valides. Le moral des hommes…
La commotion et le bruit d’un boulet frappant la muraille coupèrent Imela dans sa phrase. La table sur laquelle elle avait posé les poings vibra pendant un petit moment, et des volutes de poussières tombèrent du plafond. Takhini restait impassible.
- C’est là le lourd fardeau du commandement, capitaine, expliqua-t-il. Nous ne pouvons parfois faire que regarder tandis que d’autres subissent les conséquences de nos décisions.
Comme pour ponctuer cette phrase, un matelot couvert de sang fit irruption dans la pièce.
- Capitaine, vous devez venir de toute urgence, dit-il sans préambule.
- Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Imela, à bout.
- C’est le lieutenant Demis, capitaine. Il a été touché par un tir d’artillerie et nous avons dû le transporter à l’infirmerie. Il demande à vous voir.
Instantanément, l’angoisse étreignit le cœur d’Imela, venant effacer toutes les autres émotions. Sans attendre, elle sortit de la pièce précipitamment, se dirigeant vers l’infirmerie, de l’autre coté de la cour constellée de cratères.
Imela courait, ne prêtant aucune attention aux hommes qui se trouvaient sur les remparts ou dans les trous, se protégeant tant bien que mal du pilonnage. L’atmosphère était un mélange de fumée, de poudre et de poussière, et malgré le soleil présent à ces latitudes, on aurait presque pu se croire sous les nuages de l’Hiver sans Fin.
L’infirmerie était remplie de blessés, Omirelins ou Dûeni. Certains étaient silencieux, les yeux fermés, et Imela se demanda combien d’entre eux avaient déjà rendu l’âme. Il y avait bien sûr d’autres hommes, mutilés et sanglants qui hurlaient d’agonie, certains remuant des moignons sanguinolents en guise de bras ou de jambe. L’odeur était horrible, mélange métallique de sang, de chair brisées, de vomi et de déjections humaine, le tout mixé à l’alcool utilisé pour désinfecter les plaies. Ce n’était pas la première fois qu’Imela contemplait un tel spectacle, mais elle savait qu’elle ne pourrait jamais s’y habituer. La violence faisait partie de la vie qu’elle avait choisi, mais il était souvent difficile de faire face à ses conséquences.
Les cris de douleurs étaient les plus forts à l’endroit où les chirurgiens de bord opéraient, leurs patients allongés sur une simple table de bois. Elle aperçut Demis non loin de là, couché sur un matelas de fortune en paille. Son abdomen était couvert par un bandage sanglant qui couvrait à peine l’étendue de sa blessure béante. Le second et navigateur du Fléau des Mers gémissait doucement. Nul besoin d’être médecin pour déterminer son pronostic. Imela sentit ses yeux se couvrir de larmes. Elle s’approcha de l’homme qui l’avait si fidèlement suivie durant toutes ses aventures à bord du Fléau des Mers et s’agenouilla à coté de lui, tentant de mettre de cotés tous les souvenirs qui s’imposaient à sa mémoire.
- Ca… capitaine, gémit Demis en la voyant. Je suis désolé.
- Désolé de quoi Demis ? dit-elle d’un ton dont la fermeté la surprit. Demain vous serez sur le pont, guidant nos hommes, comme d’habitude ! Ce n’est qu’une égratignure, mentit la capitaine.
- Je… ne pense pas, capitaine. Je crois que je ne vais pas pouvoir vous suivre plus loin que ce fort. Mais pro… promettez moi une chose.
- Bien sûr Demis, la voix d’Imela commençait à trembloter.
- Dites moi que vous n’abandonnerez jamais le Fléau des Mers tant que l’empire de Dûen ne sera pas redevenu libre. Je… je veux que ma mort serve à quelque chose.
- Ne parlez pas comme ça, Demis, je…
- Promettez-moi, insista-t-il.
Imela posa sa mail sur la poitrine du second.
- Je vous le promets, Demis, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que le Fléau des Mers redevienne le fleuron d’une flotte Dûeni libre.
Le second ne répondit pas. Toute parole supplémentaire était à présent superflue. Ses yeux révulsés et sa poitrine immobile en étaient la preuve tragique. Imela sentit une tristesse et une rage incontrôlables l’envahir. Elle se mit à hurler, frappant du poing le mur de l’infirmerie. N’y avait-il donc aucune justice dans ce monde ?