Famille (1)
Par Alexandre Vaughan
Daethos n’aurait jamais imaginé se retrouver un jour captif aux mains de ses semblables. Dans la jungle d’Inokos, les Sorcami avaient bien sûr des différends, mais ceux-ci étaient presque toujours résolus de manière pacifique. Daethos n’avait jamais eu à emprisonner ou punir sévèrement qui que ce soit, et il avait redécouvert le concept lorsqu’il avait quitté les siens.
Il lui paraissait presque contre nature que les clans des hommes-sauriens de Sorcamien puissent s’affronter de manière ouverte et priver de liberté ceux qui s’opposaient à eux. Pourtant force était de constater que les Sorcami n’étaient pas si différent que cela des humains. Daethos était bel et bien prisonnier, assis derrière les barreaux du chariot qui le transportait, lui, Itheros et Shari.
Le shaman avait plusieurs fois tenté de raisonner avec les membres du clan de l’Ouest, mais en vain. La conversation s’était systématiquement terminée de manière violente, un des soldats venant frapper le visage de Daethos pour lui intimer le silence. L’officier en charge du petit détachement avait mis en garde les prisonniers, et il laissait a présent libre cours à la violence de ses gardes, si ses directives n’étaient pas respectées. Itheros, résigné, avait expliqué a son cadet :
- C’est inutile, Daethos. Ceux du clan de l’Ouest baignent depuis trop longtemps dans la haine et l’esprit de revanche. J’ai essayé pendant des décennies de les faire sortir de ce désir de violence, mais en vain. Avant même que je sois élu Ûesakia, leur matriarche, Galdarkha, avait conclu un pacte avec les mages noirs. Elle voulait utiliser leurs pouvoirs afin de se venger des humiliations que notre peuple a subi lorsque les Dûeni ont envahi Sorcasard. Le but de Galdarkha était de mener notre peuple vers une guerre totale. J’ai cru réussir a atténuer cette haine envers les hommes grâce à notre alliance avec Omirelhen, mais les faits m’ont révélé mon erreur. Le sentiment de vengeance n’a jamais disparu. C’est sur ce terreau qu’Oeklos a réussi à faire pousser les graines de la guerre actuelle. Vous n’obtiendrez donc rien de ces gardes.
Daethos n’avait pas répondu, sentant un sentiment de désespoir l’envahir. Il avait failli à ses ancêtres en perdant Aridel, et il devait maintenant se résigner à échouer dans la nouvelle tâche qu’il s’était fixée. Pourquoi les Sorcami, tout comme les hommes, se laissaient-ils si facilement guider par la colère et la peur de l’autre ? C’était quelque chose qui dépassait le shaman.
Il se mit à observer Shari. Tout comme Daethos, la jeune femme semblait dépitée, prostrée dans un coin du chariot, le regard dans le vide. Elle n’avait pas prononcé un mot depuis leur capture, et ses yeux semblait privés de toute émotion. Daethos soupçonnait qu’elle revivait sa captivité à bord du Chayschui saychil, le navire où elle avait été emprisonnée en tant qu’esclave, et où le pire avait failli se produire.
La situation semblait sans issue. Ils avaient très vraisemblablement été trahis par un membre de l’entourage de Klosthel, et il était plus que probable que leur captivité reste pendant très longtemps cachée au Sorkokia. Aucune aide n’était donc à attendre de sa part. Daethos bouillait de frustration, à présent. Ils avaient une mission à accomplir ! Pourquoi les sept pères les empêchaient-ils de réaliser leur tâche ? Était-ce un test ? Une épreuve conçue pour voir s’ils étaient dignes d’être les vecteurs de la volonté du créateur ? Impossible de le savoir. Tout ce que pouvait faire Daethos, à présent, c’était accepter son destin, quel qu’il soit. Mais même pour un shaman versé dans les écrits, il était difficile d’accepter de perdre tout contrôle.
Un cri étranglé vint interrompre les sombres pensées du Sorcami. Ses sens se mirent instantanément en alerte, et il se tourna vers l’origine du son. Il découvrit l’un des gardes du clan de l’ouest, deux mains ensanglantées tenant sa gorge d’où dépassait l’empennage d’une flèche. Un filet de sang coulait de la blessure, et il ne tarda pas à s’écrouler, la vie l’ayant quitté.
- En formation défensive ! ordonna le capitaine, réagissant à l’instinct.
L’officier avait dégainé sa lame, et exhortait ses soldats au mouvement. Les Sorcami se mirent côte à côte, protégeant leurs flancs mutuels contre l’ennemi invisible qui venait de les attaquer. Le capitaine, assis sur sa monture, regardait partout, tentant de débusquer ces adversaires.
Il s’interrompit net, une nouvelle flèche venant de se ficher dans sa cuirasse, au niveau de l’abdomen. L’homme-saurien émit un cri d’agonie, et tomba au sol, se convulsant de douleur. La panique et l’incompréhension se lisaient sur le visage de ses hommes. Daethos regardait, fasciné par l’horrible spectacle. Qui donc avait pu…
Un cri de guerre retentit, et une dizaine de Sorcami sortirent de derrière les buissons qui longeaient la route. Ils étaient couverts de branchages qui leur avaient visiblement servi de camouflage. Ils se jetèrent sur les gardes et se mirent à les combattre sans vergogne. La lutte fut rapide et sanglante. Les lames des assaillants tailladèrent les soldats du clan de l’Ouest, mal préparés, et ils furent bientôt jetés à terre, hurlant de douleur. Sans leur officier, ces Sorcami ne purent rien faire face à des combattants organisés.
Une fois leurs ennemis vaincus, les attaquants poussèrent un cri de victoire, qui vint se mêler aux râles d’agonie de leurs adversaires. Le chef des nouveaux venus se dirigea alors vers les prisonniers. Daethos, ne sachant que faire, s’apprêta à défendre chèrement sa vie, mais cela ne s’avéra pas nécessaire.
Le chef des combattants ouvrit la cage et mit un genou en terre devant Itheros, annonçant d’une voix respectueuse.
- Dos-Itheros, c’est un honneur que de vous revoir enfin parmi nous. Le clan du désert n’a pas oublié le plus honorable des siens.