Equilibre (3)
Par Alexandre Vaughan
La ville de Goderif était la définition même de la richesse et de l’opulence. Pour Ayrîa, qui avait grandi dans les vastes étendues désertiques de Sorûen et les rues bondées et sales de Samar, cela semblait presque indécent, particulièrement en ces temps troublés. La jeune femme avait l’impression de se retrouver dans une cité de conte de fées, surnaturelle. La ville avait été fondée bien des siècles auparavant, avant même la conquête de Sorcasard. Tous ses palais et monuments avaient été érigés à l’aide des fortunes considérables amassées par les princes-marchands de Sanif. Ces seigneurs avaient bâti avec leurs richesses des demeures digne d’un empereur. Les bâtiments d’un blanc éclatant aux toits de cuivre reflétaient les rayon du soleil de manière éblouissante. Il s’agissait de véritables palais, aux entrées bordées d’innombrables colonnades de marbre blanc et rouge. Le château et la forteresse de Samar faisaient bien pâle figure en comparaison.
Il y avait bien entendu un revers à cette médaille. Les habitants de Goderif formaient une population très disparate, et les inégalités entre les différentes classes étaient extrêmement visibles. Comme à Samar, nombre de réfugiés Dûeni avaient tenté de trouver à Goderif un nouveau foyer, fuyant leur pays couvert par les nuages de l’Hiver sans Fin. La plupart de ces misérables, reconnaissables à leur peau claire, étaient visiblement dans un état de pauvreté extrême. Vêtus de haillons, ils s’acquittaient des plus basses besognes. Ayrîa soupçonnait qu’il étaient en réalité des esclaves, privés de liberté.
Par contraste, les natifs de Goderif, à la peau sombre et aux cheveux noirs et raides, arboraient les symboles de leur richesse avec fierté. Vêtements colorés, bijoux et armes décoratives les recouvraient, les transformant presque en statues vivantes. Ils agissaient comme si le monde leur appartenait. Comment pouvaient-ils se montrer si arrogants ? N’avaient-ils pas eu vent de leur défaite à Lûstel ?
Ayrîa tourna le regard vers Aridel. L’homme marchait à coté d’elle, pensif. Il tenait à la main les rênes des chevaux tirant le chariot transportant Taric et leurs bagages. Djashim, quant à lui, était parti aux devant de ses compagnons, quelques jours auparavant. Il avait pour mission de leur trouver des embarcations afin de commencer la traversée vers Sorcasard et Dafashûn. Ayrîa regarda derrière eux.
- Je suis surprise que le roi n’ait pas envoyé quelqu’un à notre poursuite, dit-elle.
Aridel sourit.
- Codûsûr est probablement ravi de s’être débarrassé de moi. Je lui fais confiance pour trouver une excuse expliquant l’absence de son “Dasam”. Et je t’avoue, Ayrîa que je suis bien content de ne plus porter cette étiquette divine pour le moment. Je n’ai rien d’un ange.
Ayrîa le regarda sans rien dire. Il était vrai que sans son armure, Aridel semblait plus ordinaire, un simple être humain aux traits reflétant la fatigue et la lassitude. Pourtant il avait été choisi par Erû pour accomplir l’impossible. Toute l’éducation religieuse d’Ayrîa lui criait de vénérer cet être supérieur. La jeune femme avait du mal à réconcilier en elle ces deux visions contradictoires. Elle changea de sujet.
- En tout cas ces gens ont l’air de continuer leur vie comme si de rien n’était.
- Oui c’est là le propre des hommes face à l’adversité, Ayrîa. Certains s’enfuient en paniquant, mais la plupart préfèrent continuer leur routine. Ils se mettent la tête dans le sable en espérant que le danger passe. Il faut parfois un grand courage pour accepter le monde tel qu’il est réellement.
Ayrîa avait du mal à saisir si Aridel parlait de lui ou des habitants de Goderif. Elle opta pour la seconde possibilité.
- Mais le danger est là depuis longtemps ! Même si Sanif est dans l’hémisphère Sud, ces gens ont du souffrir de l’Hiver sans Fin et de la poigne de fer d’Oeklos, comme ce que nous avons subi à Samar.
- Détrompe-toi, Ayrîa. Les princes-marchands Sanifais n’ont jamais autant prospéré que depuis l’arrivée au pouvoir d’Oeklos. L’empereur les a autorisé à reprendre leur activité de traite d’esclaves. C’était un marché qui leur avait été interdit depuis la fin de la conquête de Sorcasard, il y a quatre siècles. Avec l’afflux de réfugiés, ce “commerce” s’est révélé extrêmement lucratif pour eux.
Ayrîa sentit la colère monter en elle.
- C’est atroce ! Erû leur fera payer leurs actions !
Aridel renifla, l’air méprisant.
- Erû ne fera rien de plus pour nous, Ayrîa. Si nous voulons changer les choses c’est à nous d’agir. C’est ce que j’ai appris en me rendant à Dalhin.
Ces paroles semblaient presque blasphématoires et choquèrent Ayrîa. Elle s’apprêtait à répondre mais se ravisa. Elle savait que le sujet était sensible pour Aridel. Elle se tourna vers le chariot. Taric était assis, écoutant la conversation sans rien dire. Le mage avait bien meilleure mine depuis leur départ de Lûstel, mais ses yeux étaient bordés de cernes et il toussait toujours beaucoup.
- Êtes-vous déjà venu ici, maitre Taric ? demanda-t-elle.
- A Goderif ? Non, répondit-il d’une voix rauque, mais j’ai déjà visité d’autres cités du domaine de Sanif. Stelthin est une encore plus somptueuse. Le palais-cascade du Grand Maître n’a son égal nulle part au monde.
- Comment un peuple qui pratique l’esclavage peut il bâtir de telles cités ? s’interrogea Ayrîa sans s’adresser à personne en particulier.
- C’est un mystère qui me dépasse également, répondit Taric. Mais je parle d’expérience quand je te dis que l’horreur et la beauté avancent souvent main dans la main.
Comme pour illustrer les propos du mage, Ayrîa se rendit alors compte de la présence de quelques Sorcami dans les rues de Goderif. Elle savait que depuis la conquête d’Oeklos, les hommes-sauriens avaient le droit de vivre en Erûsard, mais elle ne parvenait pas à s’habituer à leur présence. Ces monstres n’avaient rien à faire ici ! Elle s’arracha à ses pensées lorsque Djashim fit soudainement son apparition.
- Vous voilà, dit-il sans préambule, comme s’il n’était parti que cinq minutes auparavant.
- Djashim, salua sobrement Aridel, imitant la nonchalance du jeune homme.
- Je vous attendais, dit l’intéressé d’un ton impatient. Nous n’avons pas une minute à perdre : nous appareillons cet après-midi.