Extrêmes (4)
Par Alexandre Vaughan
Shari faisait les cent pas dans sa cabine, énervée. Elle n’arrivait pas à comprendre Imela ! Elles recevaient, pour la première fois depuis leur retour à bord du Fléau des Mers, des informations extrêmement importantes et la capitaine s’en moquait, ou presque. Si la résistance de Sorûen avait réellement réussi à contrer Oeklos, cela ne pouvait être une coïncidence ! Une lueur d’espoir apparaissant au moment ou Aridel disparaissait ? Il y avait forcément un lien ! Il ne pouvait en être autrement.
Comment Imela, qui avait guidé Shari, Aridel, et tout leur groupe dans les étendues gelées du Nord de Sorcasard en suivant une simple vision, pouvait-elle ignorer ce signe du destin ? Shari avait appris à ses dépens que les conséquences du doute, ou du simple fait d’attendre pouvaient être catastrophiques ! La jeune femme rageait intérieurement. Elle ne pouvait rien y faire. Elle n’était qu’une passagère, soumise au bon vouloir d’Imela, sur le Fléau des Mers.
Elle s’assit sur son lit, tentant de se calmer en parcourant les pages d’un livre. En vain. \emph{La fondation de l’Empire de Dûen} n’était pas vraiment la lecture qu’il lui fallait. Alors qu’elle relisait la même page pour la troisième fois, elle entendit frapper à sa porte. Curieuse, elle alla ouvrir.
Elle se retrouva en face d’Itheros, le Sorcami qui avait pendant longtemps été le Ûesakia de son peuple, le juge suprême des hommes-sauriens. Malgré son grand âge, près de deux siècles, il était toujours très impressionnant. En l’invitant à entrer, Shari se demanda si sa cabine serait assez grande pour les accueillir tous les deux.
- Bonjour, maître-Itheros, salua-t-elle courtoisement, retrouvant quasi-instantanément ses instincts de diplomate. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
Le Sorcami esquissa ce qui s’apparentait à un sourire sur son visage allongé de reptile.
- Nul besoin de vous montrer aussi formelle, princesse-Shas’ri’a. Je viens discuter avec vous de l’avenir.
Les mots parfaits pour piquer la curiosité de Shari.
- De l’avenir ? Vous parlez de notre destination ?
- Oui en quelque sorte, mais pas seulement. J’ai une idée que j’aimerais vous soumettre. Puis-je m’asseoir ? J’ai bien peur que mon âge ne commence à me rattraper.
- Oh ! Je vous en prie, s’excusa Shari. Installez vous, dit-elle en lui approchant une chaise.
Le Sorcami y prit place et continua :
- Nous sommes, vous et moi, les seuls véritables politiciens à bord de ce navire. Nous avons tous deux baigné dans les méandres du pouvoir. Pourtant nous n’avons jamais pris le temps de réellement discuter de ce sujet et je le regrette, car je pense que nous avons beaucoup de points communs.
- Je n’en doute pas, répondit Shari, mais le thème est vaste.
- C’est pourquoi j’irai droit au but, reprit Itheros. Tout comme vous, je souhaite que mon peuple prospère, et tout comme vous, je sais que ce n’est pas sous la domination d’Oeklos que ce rêve pourra se réaliser. L’empereur a détruit la moitié du monde… Qui sait jusqu’où il est capable d’aller ? Son pouvoir est grand, et je suis persuadé que ce n’est qu’en travaillant ensemble que nous pourrons le contrer.
- Ensemble ? Vous voulez dire Sorcami et humains ?
- Oui princesse-Shas’ri’a. Je suis persuadé que nos deux peuples peuvent et doivent marcher main dans la main pour redonner au monde un semblant de vie. Une alliance entre hommes et Sorcami est une force que même l’empereur redoutera. Lorsque Leotel Ier, roi d’Omirelhen, a forgé son alliance avec Sorcamien, nous deux pays en ont grandement profité. Et c’est cette alliance qui a permis de vaincre la menace des mages noirs qui pesait déjà à l’époque. La situation actuelle n’est pas si différente. Dans les deux camps, il existe des individus prêts à accepter une alliance. Voyez Daethos, qui a suivi Aridel tout ce temps, même s’il n’a jamais oublié son peuple. Malgré ce que beaucoup d’entre vous pensent, nombre de mes semblables ne souhaitent pas l’anéantissement des humains. Et je suis certain que depuis le début de l’Hiver sans Fin, la confiance qu’ils accordaient à Oeklos a grandement diminué.
- Comment pouvez-vous affirmer cela ? demanda Shari. Cela fait plus de cinq ans que vous avez quitté Sorcamien.
- Comme je vous le disais j’ai vécu très longtemps dans la politique de Sorcakin. J’ai vu de mes propres yeux comment l’influence d’Oeklos a grandi auprès du peuple et de ses représentants. Il a promis bien des choses à mes semblables. Il voulait reconstruire l’ancien empire Sorcami, leur donnant un accès illimité au monde, qui jusqu’à présent leur était quasiment fermé. Ces promesses n’ont été que partiellement tenues, et mon peuple le sait. A cela il faut ajouter les pertes en vies et en matériel provoquées par la guerre. Les opposants à Oeklos ont du grain à moudre, croyez-moi. Il suffirait de peu pour les convaincre de la justesse d’une alliance.
- Vos explications paraissent logiques, mais je suis bien mal placée pour en juger. Ce qui m’amène à une autre question. Pourquoi tenez vous à me parler de tout cela ? Contrairement à vous, je ne connais pas grand-chose à la politique Sorcami.
- J’ai vu vos talents, princesse-Shas’ri’a. Vous avez un don naturel pour la diplomatie et les négociations, et vous apprenez vite. Sans oublier que vous avez un avantage sur moi: la jeunesse. Je ne vais pas tourner autour du pot plus longtemps. J’ai besoin de quelqu’un pour convaincre mon peuple que nous pouvons travailler avec les humains, et je souhaiterai que vous soyez cette personne.
Shari eut un hoquet de surprise. Elle n’en revenait pas. Emportée par ses émotions, elle répondit sans réfléchir.
- Moi ? Mais vous n’y pensez pas ! Vous voudriez que je me rende avec vous en Sorcamien ? C’est de la pure folie. Sans parler du danger potentiel que représente une telle expédition, je ne peux pas abandonner la recherche d’Aridel !
Le visage d’Itheros changea d’expression. Shari l’interpréta comme de l’amusement, ce qui la vexa légèrement.
- Ne vous méprenez pas, princesse-Shas’ri’a. Je ne vous demande pas de tout abandonner à l’instant. Je souhaiterai simplement que vous réfléchissiez à cette proposition. Vous n’avez aucune décision à prendre jusqu’à notre prochaine escale. Je tiens juste à ajouter que votre présence pourrait faire une réelle différence dans la lutte contre Oeklos. Imaginez ce qui pourrait se produire si nous tournions ne serait-ce qu’une partie de mon peuple contre l’empereur…
Shari se calma un peu.
- Excusez-moi, je suis un peu énervée en ce moment. Merci de votre proposition, maître-Itheros. Je… je vais y réfléchir.
- Merci princesse-Shas’ri’a, c’est tout ce que je demande. Je vais vous laisser à présent. J’espère que nous aurons l’occasion de reparler bientôt.
Le Sorcami s’en alla alors, laissant Shari seule face à des pensées bouillonnantes.