Résurrection (5)
Par Alexandre Vaughan
Shari n’arrivait toujours pas à croire ses propres yeux. Pourtant, malgré l’obscurité ambiante, la forme sombre qui se détachait dans la baie en contrebas était parfaitement identifiable. C’était sans l’ombre d’un doute le Fléau des Mers.
Le navire paraissait les attendre, immobile sur l’eau calme de la baie, comme s’ils n’étaient partis que la veille. Les semaines passées à marcher dans la banquise et le froid, la mort d’Orin, la cité sous la montagne, tout cela semblait effacé, comme un mauvais rêve duquel on se réveille avec la sensation d’avoir tout oublié.
C’était tout bonnement impossible… Et pourtant… Shari était déchirée par un cyclone d’émotions et de souvenirs contradictoires, en désaccord avec ce qu’elle avait sous les yeux. L’épuisement lui embrouillait l’esprit, l’empêchant d’avoir une pensée cohérente ou de comprendre ce qui se passait. Elle s’agenouilla, se prenant la tête entre les mains.
Elle était trop lasse pour pleurer. Toute énergie avait déserté son corps. Elle avait beau essayer, aucune larme ne vint humidifier ses yeux rougis par la fatigue. Elle tenta encore une fois de mettre un peu d’ordre dans le tourbillon de ses souvenirs.
Elle se rappelait avoir été réveillée par Imela. La capitaine cherchait désespérément Aridel, qui avait disparu du campement. Il avait apparemment pris avec lui l’Orbe des Anciens. Shari se souvenait avoir été partagée entre l’inquiétude et la satisfaction de voir enfin l’inébranlable confiance d’Imela se fracturer.
Ils avaient fini par trouver les traces de l’héritier d’Omirelhen, suivant le tracé d’un chemin à flanc de montagne. Sans attendre, tout le petit groupe l’avait emprunté. Ils étaient alors arrivés devant une porte éclairée par la même lumière rouge artificielle que celle de la cité des Nains. C’était à n’en pas douter une construction des Anciens.
Imela, poussée par son inquiétude et son impétuosité naturelle, s’était engouffrée sans réfléchir dans l’ouverture, et ses hommes l’avaient suivi sans poser de questions. Shari, plus circonspecte, était rentrée en dernier, et la porte s’était brusquement refermée derrière elle, prenant tout le groupe au piège. Et bien sûr, pas la moindre trace d’Aridel.
Shari avait maudit intérieurement Imela, mais n’avait pas eu le temps d’aller dire à la capitaine ce qu’elle pensait d’elle. Tout autour d’eux, des écrans avaient commencé à s’illuminer, affichant une suite de chiffres qui ne pouvaient être qu’un compte à rebours.
Shari s’était attendue à être pulvérisée et à mourir à la fin du décompte, mais elle s’était soudainement retrouvée transportée ici, au sommet d’un fjord surplombant la baie où mouillait le Fléau des Mers.
Ce changement de situation était si soudain que son esprit ne parvenait pas à l’accepter. Qui donc pouvait posséder le pouvoir de téléportation, maintenant que la plupart des mages étaient morts ou esclaves d’Oeklos ? Et surtout : où donc était Aridel ? Tout leur groupe était là, mais l’ex-mercenaire ne les avait visiblement pas précédé. Avait-il été transporté ailleurs ? C’était l’hypothèse la plus favorable, et Shari se refusait pour le moment à envisager d’autres possibilités.
La jeune femme leva les yeux, observant Imela. La capitaine semblait tout aussi abasourdie que sa compagne de voyage. Elle se ressaisit cependant et fit signe à un de ses hommes.
- Nisor, allume un feu pour signaler notre présence. Si Demis est de quart, il nous enverra le canot.
- Oui, capitaine, répondit l’homme, qui partit promptement chercher de quoi démarrer un bûcher.
Imela s’approcha de Shari.
- Je sais que nous avons nos différends, dit-elle, mais nous allons devoir travailler ensemble si nous voulons comprendre aider Aridel. Avez-vous la moindre idée de ce qui vient de se produire ?
Shari se releva, un peu soulagée d’entendre la voix de quelqu’un la ramener à la réalité. Imela avait raison. Elles devaient mettre de coté leurs sentiments à présent. Il y avait bien plus important.
- Je n’en sais pas beaucoup plus que vous, répondit-elle. Je pense que nous devrions poser la question à quelqu’un plus versé que nous dans la magie et les écrits des Anciens. Tout ce que je peux vous dire c’est que j’ai lu quelques livres qui mentionnaient la capacité des mages à se téléporter. Nous avons de toute évidence été soumis à ce pouvoir, mais pourquoi et comment ? Je suis bien incapable de vous le dire…
Elle se tourna alors vers Daethos, qui se tenait debout en silence, comme à son habitude. L’expression du Sorcami était indéchiffrable, mais Shari crut lire une certaine tristesse dans ses yeux.
- Daethos, l’interpella-t’elle doucement. Peut-être en savez-vous plus ?
Le Sorcami tourna la tête vers elle et répondit de sa voix sifflante.
- Il s’agit ici de forces qui nous dépassent, princesse-Shas’ri’a. Un tel pouvoir n’est pas de ce monde.
- Que voulez-vous dire ? interrogea alors Imela.
- Tous les récits de mon peuple qui parlent de téléportation la décrivent comme une magie interdite, réservée seulement aux plus puissants des mages. Seuls les Dasami, qui sont partis vivre au delà des frontières célestes, dans la cité du tout-puissant sont capables de maîtriser un tel pouvoir. Si tel est le cas, nous venons d’être soumis à la puissance de Dalhin.
Imela s’assit par terre, en proie à un moment de doute.
- Je suis désolée… finit-elle par dire. Je vous ai mené toujours plus au Nord, pensant que les portes de Dalhin nous seraient grandes ouvertes, et que nous y trouverions le moyen de contrer Oeklos. Mais nous n’y avons rencontré que la misère et la mort, pour nous retrouver à notre point de départ. Après tous ces sacrifices, c’est…
Impulsivement Shari s’approcha de la capitaine et la gifla. L’image d’Orin s’était imposée à son esprit à cette dernière phrase.
- Ce n’est pas le moment de vous apitoyer sur notre sort ou d’abandonner le combat, dit-elle sèchement. Nous n’avons aucune idée de ce qui est arrivé à Aridel. Pour autant que nous sachions, il est encore là bas, à explorer le flanc de cette montagne, tout seul ! Vous l’avez dit vous même : il nous faut comprendre ce qui s’est produit pour pouvoir lui venir en aide si c’est possible. Et ce n’est pas en restant à nous morfondre ici que nous y arriverons. Daethos : pensez vous qu’Itheros pourra nous en dire plus ?
- C’est possible, princesse-Shas’ri’a. Mais je doute qu’il puisse nous dire ce qui est arrivé à Aridel.
Imela se leva alors, la joue encore rouge de la gifle que lui avait porté Shari. Ses yeux était empli de colère et de détermination.
- Je n’ai aucunement eu l’intention d’abandonner Aridel. Vous avez raison, nous devons continuer à chercher. A l’avenir, cependant, ne portez plus jamais la main sur moi.
La menace était claire dans le ton de la capitaine. Shari allait répliquer mais elle fut devancée par Nisor, qui était revenu.
- Capitaine, annonça-t’il, le canot approche.