Mort (5)
Par Alexandre Vaughan
Ayrîa ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle entendait les murmures effrayés de ses compagnes de chambre, et leur nervosité n’était pas propice au repos. Ce n’était cependant rien comparé au grondement incessant des canons qui pilonnaient les remparts et les cours intérieurs de la forteresse. Leur portée n’était pas assez grande pour atteindre le palais comtal, mais le bruit des boulets transformant la cour en champ de cratères était terrifiant, même pour Ayrîa.
La jeune femme s’en voulait terriblement. Comment avait-elle pu se retrouver prise au piège dans la forteresse ? Le moment qu’elle attendait depuis trois ans était enfin arrivé, et elle n’était pas auprès de ses compagnons d’arme, en train de se battre contre l’ennemi ! Elle avait voulu faire du zèle en retournant auprès du comte quand la révolte avait commencé, espérant informer Chînir de ses mouvements. Elle n’avait hélas pas pu sortir à temps, et lorsque Djashim avait fait fermer les portes de la forteresse, elle s’était retrouvée bloquée à l’intérieur.
La frustration et la nervosité finirent par avoir raison de la fatigue d’Ayrîa. Elle se leva et enfila une robe légère avant de sortir du dortoir qu’elle partageait avec six autres “servantes” du comte. Heureusement, l’obèse avait autre chose à faire que de s’occuper d’elles cette nuit…
Des bruits de pas précipités résonnaient dans les couloirs. C’était sans nul doute des serviteurs, qui avaient reçu l’ordre de mettre à l’abri les biens les plus précieux du comte. Quelle futilité ! pensa la jeune femme. Si les rebelles parvenaient à briser les murs de la forteresse, ils auraient tôt fait de découvrir les trésors qu’elle recelait.
Ayrîa se rapprocha d’une fenêtre. La nuit était sombre, si ce n’était l’horizon orange zébré à intervalles réguliers par des éclairs lumineux. L’artillerie de Sorûen continuait son travail. Chînir avait dû faire appel aux mortiers pour pouvoir atteindre l’intérieur de la forteresse et briser le moral de ses adversaires.
La jeune femme tourna son regard vers les bâtiments de la caserne militaire, où se trouvaient le plupart des légionnaires impériaux. Elle pensa alors à Djashim, au beau milieu de cet enfer. Le général devait sûrement faire face à de terribles décisions. Ayrîa ne connaissait que trop bien la torture de devoir jouer un rôle à l’opposé de toutes ses valeurs. Djashim avait la responsabilité de plusieurs milliers d’hommes, et il avait une mission à accomplir. Que pouvait-il faire d’autre que de continuer à diriger les légions ? Aucun de ses officiers ne l’aurait suivi s’il avait décidé de se rendre. Il se serait fait emprisonner pour rien, anéantissant tout espoir d’accomplir sa tâche.
La jeune femme ne pouvait s’empêcher de ressentir la douleur de celui qu’on appelait l’enfant-général. Elle savait que ce sentiment n’était pas seulement de l’empathie envers quelqu’un qui se trouvait dans la même situation qu’elle. Elle ressentait autre chose, mais ce n’était pas le moment d’y penser.
Elle eut une idée. Pourquoi n’y avait-elle pas songé avant ? Si elle pouvait rejoindre Djashim, peut-être pourrait-elle lui servir de messagère avec la rébellion. Il y avait peut-être encore moyen d’éviter le bain de sang… Djashim ne pourrait sûrement pas lui ouvrir les portes de la forteresse, mais il existait peut-être une façon d’en sortir discrètement.
Il fallait d’abord qu’elle quitte le palais comtal sans se faire repérer. La jeune femme ne perdit pas un instant. Elle se rendit dans la chambre et enfila une tenue lui donnant une plus grande liberté de mouvement. Une fois habillée, elle plaça le petit couteau qui ne la quittait pratiquement jamais à sa ceinture, et sortit de la chambre. Elle savait qu’elle pouvait compter sur la discrétion de ses compagnes. Un accord tacite existait entre elles : elles ne partageaient pas leur vie privée, c’était le seul moyen qu’elles avaient de conserver un peu d’intimité.
Ayrîa rejoignit le grand hall qui se trouvait à l’entrée du palais. Il était pratiquement désert, une chance pour elle. Il suffisait qu’elle trouve quelqu’un pour lui ouvrir la porte. Elle aperçut alors un jeune serviteur qu’elle connaissait. C’était une jeune homme assez timide du nom de Nijin, arrivé récemment. Ayrîa s’approcha de lui, l’air enjoué.
- Bonsoir, Nijin. le comte m’a chargé d’aller “remonter le moral” des officiers de la légion. Tu pourrais ouvrir la porte et me laisser passer, s’il te plait ?
Le jeune serviteur parut surpris, et laissa passer un moment de doute.
- Bonsoir, Ayrîa. Le comte te laisse sortir sans escorte ? C’est dangereux.
- Tous les hommes sont affectés à la défense de la forteresse Ne t’inquiète pas, je vais juste traverser la cour.
Nijin semblait un peu perdu. Il hésita, mais finit par hocher la tête et se diriger vers la porte. Ayrîa le suivit. Il ouvrit le battant à l’aide d’une grande clé, et fit signe à la jeune femme de sortir par l’entrebâillement. Elle obtempéra sans demander son reste, remerciant silencieusement Erû.
Elle se trouvait à présent dans la cour centrale de la forteresse. Plus qu’à rejoindre la caserne. Elle avança à pas de loup vers le bâtiment. Alors qu’elle était à peu près à mi-chemin, elle sentit une main sur son épaule.
--Où allez-vous comme ça ?
C’était un légionnaire, probablement affecté à la surveillance de la cour. Ayrîa n’avait que deux options : soit elle tentait de s’échapper de force, soit elle rusait, comme avec Nijin. Elle opta pour cette seconde décision.
- J’ai un message urgent du comte pour le général Djashim Idjishîn. Pouvez-vous me conduire à lui ?
Le soldat semblait bien moins naïf que Nijin. Il était visible qu’il ne croyait pas à son histoire.
- Le comte envoie une jeune fille pour voir le général sur les remparts ? Je ne crois pas. Vous allez me suivre bien genti…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Juste à ce moment, un boulet tomba non loin de l’endroit où ils se trouvaient. La jeune femme se retrouva violemment projetée en arrière. Sa tête heurta le sol et elle perdit connaissance.