Nord (5)
Par Alexandre Vaughan
La foule était imposante. C’était une véritable armée qui s’était rassemblée sur les quais nord de Samar. Taric n’aurait jamais pu imaginer, cinq ans auparavant, que la ville avait tant gagné en population. L’ex-mage pouvait presque palper le mécontentement, la fureur même, qui se dégageait des hommes et des femmes qui étaient rassemblés là.
Les manifestants formaient un attroupement très hétéroclite. Il y avait parmi eux des Sorûeni de souche bien sûr, reconnaissables à leur teint sombre et leurs vêtements colorés. Ils étaient à peine plus nombreux que les nomades du désert, habillés dans des tenues de lin couvrant en partie leur visage. Aucun de ces deux groupes ne pouvait cependant rivaliser en nombre avec la foule des réfugiés venus du Nord, Dûeni et Setini à la peau claire.
Ces trois groupes étaient unis dans leur colère. Tous avaient apparemment atteint un point de non-retour. Ils ne supportaient plus les conditions de vie misérables qui étaient les leurs depuis le début de l’Hiver sans Fin. Les privations continuelles que la population de Samar avaient dû subir aux mains du Nouvel Empire et de ses représentants étaient devenues insoutenables. Et la mise à sac du bazar Nord était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase.
Taric observait avec attention les misérables qui se trouvaient autour de lui, oubliant presque la situation précaire qui était la sienne. Il voyait dans les visages à la fois durs et tristes des manifestants toute la détresse dans laquelle se trouvait le monde depuis que L1 l’avait recouvert de ses cendres.
La foule se mit soudainement à bouger. Les manifestants commencèrent à se déverser dans les rues de la ville. Ils se dirigeaient à l’est vers l’imposante forme du mont Samûnel, où se trouvaient la forteresse et le palais comtal. Sans leurs regards féroces, on aurait presque pu croire qu’il s’agissait de pèlerins suivant les traces du prophète Erûdrin.
Taric se tourna vers Chînir, debout à coté de lui sur le petit promontoire qui leur servait de point d’observation. Derrière eux se trouvaient les gigantesques grues en bois des docks, toutes à l’arrêt faute d’ouvriers. Chînir observait le spectacle avec un sourire satisfait, trahissant son exultation. Il attendait visiblement ce moment depuis très longtemps.
Taric frissonna. Le désir de vengeance du chef rebelle était compréhensible, mais l’ex-mage craignait ce qui risquait de se produire. Tous ces gens ne couraient-ils pas à leur perte ? La violence était-elle réellement la seule façon de s’opposer à Oeklos ? Qu’allait-il advenir de Djashim ? Si…
Une clameur interrompit les pensées de Taric. Il se tourna vers la rue d’où provenaient ces bruits. Une grande partie des manifestants s’y était engouffrée, et gesticulaient bruyamment. L’ex-mage comprit rapidement la source de ce remue-ménage. Des hommes vêtus de l’uniforme noir des légionnaires impériaux bloquaient le passage aux manifestants. Ils étaient menés par un de leurs officiers, monté sur un cheval tout aussi noir que sa tenue. C’était un capitaine, au vu des chevrons gravés sur son armure, et non pas Djashim lui-même, au grand soulagement de Taric.
L’officier semblait perdu devant l’ampleur de la foule qui se dressait devant lui. Il ne savait manifestement pas comment réagir. Il criait des ordres à ses hommes ou aux manifestants, mais personne ne semblait l’écouter. Certains se mirent soudainement à lui jeter à la figure des légumes pourris.
Taric était trop loin pour entendre les paroles des manifestants ou de l’officier. Il fit un pas en direction de la foule, dans l’intention de se rapprocher. Il fut arrêté par la main de Chînir.
- C’est trop tard, dit le chef nomade. Vous ne feriez que risquer votre vie inutilement. Ce qui se passe à présent est hors de notre contrôle.
Taric le regarda, incrédule.
- Mais vous êtes un des dirigeants de la rébellion. Sûrement…
- Ne parlez pas si fort… Cette foule n’est pas la rébellion. Il s’agit simplement de sujets mécontents de ce que leur fait subir l’empereur. Nous n’avons même pas eu à déclencher quoi que ce soit. Les actions de l’armée dans le bazar Nord ont suffi. Il ne nous reste plus qu’à observer ce qui se passe, et aider les manifestants comme nous pouvons. Si la foule prend le dessus, alors nous pourrons saisir cette opportunité pour agir et entrer en rébellion ouverte.
- Et Djashim, il…
- Votre agent va devoir se débrouiller seul je le crains. Nous ne pouvons plus l’aider a présent. Il s’est fourré tout seul dans ce pétrin.
Taric allait répliquer, mais une nouvelle clameur l’en empêcha. Il se tourna vers l’endroit où se trouvaient les légionnaires. Leur officier les avait placé en formation rangée, piquiers à l’avant et arquebusiers à l’arrière, leurs armes pointées sur la foule.
Cette dernière semblait à présent totalement hors de contrôle, et c’étaient des pierres que les manifestants jetaient à présent sur les soldats. Les projectiles ricochaient sur leurs boucliers et armures dans un fracas métallique. L’un d’eux finit par frapper le visage d’un légionnaire qui s’effondra. Derrière lui le capitaine aboyait ses ordres, comme pris de panique. Il tira son épée du fourreau, menaçant la foule.
Les pierres continuaient à pleuvoir. L’officier cria, et les arquebusiers firent feu.
Le temps s’arrêta.
Lentement, la fumée des tirs se dissipa, laissant apparaître les formes inertes des corps de ceux qui avaient été touchés par les balles en plomb. Un homme cria distinctement :
- A mort l’empereur !
La foule émit un rugissement en écho à cet appel. Les manifestants se précipitèrent sur les légionnaires. Les soldats tentèrent tant bien que mal de se défendre mais furent très vite débordés. L’homme qui avait crié désarçonna l’officier qui tomba de son cheval dans les bras de la foule. Sortant un couteau de sa tunique, l’homme se jeta sur le capitaine, et s’employa à lui trancher la tête. Sa lame n’était cependant pas très aiguisée et il dut s’y reprendre à plusieurs fois.
Taric n’arrivait pas à détourner son regard de l’horreur de ce spectacle sanglant. Il percevait plus qu’il n’entendait les râles de douleur de l’officier. Le manifestant termina enfin sa besogne. S’emparant de la lance d’un des légionnaires, il prit la tête qu’il venait de couper par le cuir chevelu, et la ficha sur la pique. Il leva alors d’un air triomphant son macabre trophée au dessus de sa tête, exhortant la foule à le suivre.
- Le sort en est jeté, dit sobrement Chînir.