Vol (3)
Par Alexandre Vaughan
Taric, partagé entre l’horreur et l’incrédulité, observait les ruines des bâtiments qui l’entouraient. Certains d’entre eux n’étaient plus qu’un amas de débris et d’éboulis. Une vision qui n’était pas sans rappeler les ruines de Dafakin. Quelques pierres étaient marbrées de tâches rouges-brunes, le sang de ceux dont la vie avait été inutilement sacrifiée. Un sentiment de tristesse et d’impuissance envahit l’ex-mage.
- Voyez, maître Taric, commenta Chinir d’un ton grave, l’œuvre du Nouvel Empire d’Oeklos. Les canons censés défendre la ville de Samar se retournent contre elle-même, comme un cancer la rongeant de l’intérieur. Et tout cela pour une poignée de déserteurs…
- Des déserteurs ? Taric ignorait encore la raison de ce terrible pilonnage. Il espérait juste que Djashim n’en était pas responsable.
- Nous avons nos sources à l’intérieur de la forteresse. Une petite partie de la garnison impériale a tenté de quitter l’armée cette nuit. C’est pour cette raison qu’un officier un peu zélé a fait feu sur la ville.
- Je ne peux pas croire que Djashim soit à l’origine de cet ordre. Il est jeune mais…
- Ne vous inquiétez pas, le général n’était pas au courant de cet assaut. Le capitaine qui l’a ordonné a subi le même sort que les déserteurs eux-même : le fouet. Ce Djashim est loin d’être stupide : je commence à comprendre comment il a pu arriver à un tel poste aussi jeune. Je crains cependant que ses actions ne soient pas suffisantes pour apaiser les tensions qui règnent dans la ville… Et cela va, d’une certaine manière, jouer en notre faveur.
- Que voulez-vous dire ? demanda Taric, curieux.
- De nombreuses personnes ont été mutilées ou ont perdu la vie dans ce pilonnage. C’est la population historique de Samar qui a été le plus touchée, des Sorûeni très proche des peuples nomades. Nous allons peut-être pouvoir rallier les survivants à notre cause plus facilement. Mais pour cela il nous faut agir.
Chinir avait visiblement une idée en tête. Peut-être était-ce là une occasion pour Taric d’illustrer sa bonne volonté.
- Si je peux contribuer en quelque manière que ce soit, n’hésitez pas à faire appel à moi, offrit-il.
Le chef nomade se tourna vers Taric, et le jaugea longuement. Malgré les informations que lui avait apporté Ayrîa, il arborait visiblement toujours des doutes au sujet de l’ex-mage.
- Si nous devons être alliés, il va bien falloir que j’apprenne à vous faire confiance, dit-il après un long moment de pause. Et un homme de plus ne sera pas de trop. Il y a près des docks nord des entrepôts contenant la nourriture destinée à la garnison de la forteresse. Ces entrepôts sont gardés par un peloton impérial d’une trentaine d’hommes. Nous avons parmi ces soldats deux agents qui sont prêts à nous ouvrir les portes pour nous laisser entrer dans le bâtiment. Mon objectif est de neutraliser, à l’aide d’une vingtaine de mes hommes, ce peloton, et à récupérer la nourriture qui est stockée là pour la distribuer en ville. Il nous manque cependant un conducteur pour un des chariots de transport. Êtes vous prêt à assurer cette tâche ? Une flèche ou un tir de mousquet perdus ne sont pas à exclure.
Taric n’était pas un soldat. Même s’il avait pendant longtemps été un agent de la résistance de Dafashûn, toutes ses missions avaient été d’obtenir des renseignements, pas de participer à l’action. Il marqua donc une hésitation. Il se rappela alors que sa vie, menacée par le poison de Walron, était de toute manière en sursis. Il n’avait aucune raison de ne pas aider Chînir.
- Oui, je viendrai, finit-il par dire.
- Très bien, dit Chînir. Rendez-vous au bazar Nord au coucher du soleil.
Le chef nomade s’en alla, laissant Taric seul face à ses morbides pensées.
***
Assis sur le banc de bois de la charrette, les rênes entre les mains, Taric se sentait dangereusement exposé. Devant et derrière lui, les deux autres chariots, tirés par des buffles, avançaient lentement, précautionneusement, attendant le signal de Chînir. Les entrepôts, grands bâtiments carrés de pierre blanche au toit de terre cuite, étaient protégés par une enceinte solide percée d’une seule grande porte en bois. Devant cette dernière se tenaient deux gardes portant le noir de la livrée impériale. Ils étaient armés de lances acérées, et semblaient attendre quelque chose.
Chînir et ses hommes s’étaient placés le long du mur, attendant eux aussi un quelconque signal. Le chef nomade s’approcha des gardes et se mit à leur parler. Il s’agissait sûrement des agents dont il avait parlé à Taric. L’ex-mage était trop loin pour entendre ce qu’ils disaient, mais quand les gardes se mirent à ouvrir la porte, ses soupçons furent confirmés. Les deux hommes rejoignirent d’ailleurs les rangs de Chînir avant que ces derniers ne s’engouffrent dans l’enceinte, les chariots à leur suite.
Au moment ou Taric franchissait la porte, le son cristallin d’une cloche retentit. L’alarme était donnée !
Non loin de lui, trois gardes impériaux sortirent, l’épée à la main. Taric, le cœur battant à tout rompre, s’apprêtait à défendre sa vie tant bien que mal. Il vit alors deux hommes de Chînir, cachés à l’ombre d’un tonneau surgir derrière- les gardes. D’un geste sûr, il leur tranchèrent la gorge, les laissant agonisant dans leur propre sang sur le sable.
A la droite de Taric, des bruits de métal et des cris retentirent, mais ils s’arrêtèrent très vite. La bataille pour l’entrepôt avait été très courte. L’ex-mage vit alors Chînir ressortir, soutenant un de ses hommes qui boitait. Il s’approcha du chariot de Taric.
-– Shaümir est blessé. Mettez le dans la charrette. Nous arrivons avec la nourriture.
Taric se leva pour aider l’homme à s’installer. Il était visible en grande souffrance, et sa jambe saignait abondamment. S’emparant d’une lanière, Taric lui confectionna un garrot de fortune, pour éviter qu’il ne se vide de son sang. A peine eût-il fini que Chînir revenait, accompagné de ses hommes. Ils faisaient rouler des tonneaux devant eux. Taric abaissa rapidement le panneau arrière de la carriole, imitant les conducteurs des deux autres chariots. Les tonneaux furent alors chargés en un temps record.
Chînir vint s’installer à coté de Taric et lui fit signe de partir. Les chariots, remplis d’hommes et de victuailles, prirent alors la direction du sud.