Profondeur (6)
Par Alexandre Vaughan
Imela sentait sa volonté faiblir. Le froid et la fatigue nourrissaient en elles de noires pensées, et elle commençait à douter. La longue marche dans l’obscurité permanente, loin de l’océan et de son navire, était de plus en plus dure à supporter. Pourquoi n’était-elle pas restée à bord du Fléau des Mers ? Sa confiance en Itheros était-elle bien placée ? Peut-être que le vieux Sorcami l’avait envoyée en quête d’une chimère ? Comment être certaine que la pierre des rêves existait ? Seuls ses songes tourmentés lui disaient de continuer… Peut-être aurait-elle dû écouter Demis à la place ?
La jeune capitaine se reprit. Non, c’était juste sa lassitude qui parlait. Elle devait continuer son chemin, quelles que soient les obstacles se dressant devant elle. C’était ainsi qu’elle avait toujours agi, et elle n’allait pas s’arrêter maintenant. Depuis son enfance, elle avait vécu dans un monde d’hommes, passant d’un vaisseau de la marine Dûeni à l’autre, se battant pour obtenir le respect de ses pairs et de ses supérieurs. Elle avait fait contre toute attente de ces mondes clos de bois et de voile sa maison, et l’océan était à présent son terrain de jeu. Ce n’était pas une petite balade à travers les terres couvertes par les nuages de l’Hiver sans Fin qui allait avoir raison d’elle. Elle atteindrait son objectif, quoi qu’il arrive !
Cela faisait maintenant plus d’une semaine que les voyageurs avançaient dans le froid, suivant les pistes et les sentiers abandonnés que leur indiquait Senel. Le vieil homme connaissait la région comme sa poche, et il avançait avec une confiance que seule une longue expérience avait pu lui donner. Le nord de Sortelhûn avait été, avant l’Hiver sans Fin, une terre très sèche, et la neige ne l’avait pas encore entièrement recouverte. Ils progressaient donc de manière correcte, entre huit et dix lieues par jour. Le petit groupe avait cependant dû s’arrêter pour se cacher une ou deux fois, afin d’éviter les rares patrouilles impériales qui parcouraient encore la région.
Imela avait pu observer ces “légionnaires” de loin. Il ne s’agissait guère plus que de milices, et les pires ennemis de ces hommes étaient très probablement leurs propres officiers. Ils avaient de toute évidence été enrôlés de force, et Imela doutait qu’ils sachent se battre comme de vrais soldats. La discipline était maintenue à coup de bâton, comme à l’époque où la région était une colonie de l’Empire de Dûen. La plupart de ces hommes n’étaient d’ailleurs armés que de simples lances de bois surmontées d’une pointe rouillée. La faim et la peur étaient sûrement leurs seules raisons de ne pas déserter. C’était une bien pitoyable démonstration du pouvoir du soi-disant Nouvel Empire d’Oeklos.
Imela tourna la tête pour regarder derrière elle. Daethos, Aridel, Shari et Orin se trouvaient à l’avant de la colonne, et précédaient les matelots du \emph{Fléau des Mers}, qui semblaient aussi las que leur capitaine. Tous étaient couverts de chaudes pelisses, et des foulards recouvraient leur visage, ne laissaient apparaître que leurs yeux. C’était le seul moyen de préserver la chaleur qui s’échappait de leur bouche. Ils ne parlaient que très peu, et chacun semblait perdu dans ses pensées, l’expression aussi sombre que le ciel.
Le chemin qu’ils suivaient grimpait inexorablement depuis près de deux jours. Ils avaient atteint les premiers contreforts des Losapic. Imela ne pouvait pas distinguer la forme des montagnes dans le noir, mais elles étaient bien là, et la jeune femme espérait bientôt apercevoir leurs flancs enneigés.
Les voyageurs montèrent ainsi pendant deux encore, lorsque Senel leur fit signe de s’arrêter. Imela s’approcha. Le vieil homme se trouvait devant l’entrée d’une grotte si sombre que même le ciel semblait lumineux en comparaison.
- Comme promis, dit-il de sa voix rauque, je vous ai conduit au pied du mont Wimûnel. Il désigna la grotte. Cette caverne vous conduira sous la montagne, mais c’est à vos risques et périls.
- Vous n’allez pas recommencer avec vos histoires, dit Imela, légèrement irritée.
- Les nains de la montagne sont dangereux, capitaine. Cet endroit avait très mauvaise réputation parmi les villages alentours bien avant l’arrivée d’Oeklos. Tous ceux qui ont pénétré dans cette grotte ont disparu sans laisser de trace. Il servent probablement de descente de lit aux nains, à présent.
Imela ne put s’empêcher de rire.
- Et d’où viennent vos légendes, si personne n’est revenu d’ici, je me le demande ? Si vous saviez le nombre de fois que j’ai entendu des histoires similaires dans tous les ports où j’ai été… Le plus souvent, il ne s’agit que de l’imagination de marins en manque d’attention. S’il y a une chance que cette grotte mène aux nains du Ginûfas, nous suivrons ce chemin.
Imela regarda Aridel et Daethos. Tous deux approuvèrent, opinant de la tête.
- Ne comptez pas sur moi pour vous suivre, dit alors Senel. Je veux continuer à vivre…
- Ne vous inquiétez pas, je ne vous forcerai pas. Vous nous avez bien guidé, et vous méritez votre paiement. Mes hommes vont vous donner un sac de provisions.
Le vieil homme s’inclina devant Imela.
- Puissiez-vous trouver ce que vous cherchez, dit-il avant de s’éloigner.
- Qu’en pensez-vous ? demanda Imela à ses compagnons une fois leur guide parti.
- Ce que nous cherchons se trouve à l’intérieur d’une de ces montagnes, capitaine-Imela, répondit Daethos. Autant tenter notre chance dans cette grotte, à l’abri du froid et des éléments, plutôt que d’affronter les dangers de la haute montagne en espérant trouver une entrée quelconque.
- Je suis d’accord, renchérit Aridel. Cette région recèle des trésors cachés sous sa terre, et j’en sais quelque chose. Les anciens ont peut-être aménagé cet endroit, comme ce que j’ai pu voir en Fisimhen.
- Shari ? demanda alors Imela.
L’ex-ambassadrice Sûsenbi semblait frigorifiée, elle répondit en grelottant.
- Je suis d’accord aussi…
- Très bien, dit Imela. Pas de temps à perdre alors. En avant !
La capitaine du Fléau des Mers prit une lanterne à huile dans son sac et l’alluma avant de rentrer à l’intérieur de la caverne.
La grotte était très grande, et on pouvait y marcher sans problème à trois de front. Elle avait visiblement été creusée par un ancien cours d’eau, et les parois était glissantes et humides. Leur progression fut cependant assez facile au début, avant que le plafond commence à baisser et que les murs se rapprochent. Au bout d’un moment, ils durent avancer en file, courbés pour éviter de se cogner.
Ils continuèrent ainsi pendant une ou deux heures. Le dos d’Imela commençait à lui faire mal, mais elle n’avait plus le choix à présent : il fallait continuer. Elle découvrait parfois des galeries secondaires, mais la jeune femme ne s’y attardait pas, préférant continuer son chemin plutôt que de s’engager dans un labyrinthe. Elle commençait cependant à s’inquiéter. Où donc menait cette caverne ? Elle ne tarda pas à la découvrir, quand ils débouchèrent sur une vaste cavité, au cœur même de la montagne.
Des stalactites tapissaient le plafond de cette grande salle, et son sol était couvert de glace fondue. Ce qui attirait le plus l’attention, cependant, était la lumière rouge qu’on apercevait à l’autre bout de la caverne.
- Ce n’est pas naturel, dit Imela, invitant dans sa curiosité ses compagnons à la suivre.
Marchant précautionneusement, ils finirent par atteindre un couloir qui avait visiblement était taillé de main d’homme, et qui s’enfonçait en ligne droite plus loin dans la montagne.
- C’est sûrement l’œuvre des Anciens, dit Aridel en posant la main sur la paroi.
Imela, le dépassant, s’engagea dans le chemin, bientôt suivie par les autres membres du groupe. Une fois qu’ils furent tous à l’intérieur, la paroi derrière se referma, leur coupant toute retraite. Devant eux apparurent soudainement une douzaine de petites créatures à la longue barbe. Des nains. Instinctivement, Imela porta la main vers sa lame. Ils étaient pris au piège.