Profondeur (4)
Par Alexandre Vaughan
Shari tourna la tête, tentant en vain d’apercevoir d’ou venait la voix qui les avait interpellés. Qui donc pouvait habiter dans cette solitude glacée ? L’ex-ambassadrice, ne trouvant pas son interlocuteur, décida de parler dans le vide, pour tenter d’apaiser l’autochtone. Elle se plaça devant Imela, s’attirant un regard noir de la jeune capitaine. Il faudrait bien qu’elle s’y habitue. Shari était une diplomate, et elle considérait comme son rôle d’entrer en contact avec les étrangers qu’ils croiseraient dans leur périple.
- Nous sommes des voyageurs cherchant à rejoindre Setigat, annonça l’ex-ambassadrice en Dûeni. Nous cherchons juste un abri pour la nuit.
- Et vous avez cru pouvoir me surprendre et voler mes vivres ? répondit la voix, méfiante. Foi de Senel, j’ai encore plus d’un tour dans mon sac. Il n’est pas encore né, l’étranger qui me piègera ici !
- Nous n’avons pas du tout l’intention de vous voler quoi que ce soit, répondit Shari, apaisante. Comme je vous l’ai dit, nous avons simplement besoin d’un refuge. Nous sommes fatigués et nous aimerions nous protéger du froid.
- Pfff. Le dénommé Senel, toujours invisible, semblait incrédule. C’est ce que m’on dit les soldats du soi-disant Nouvel Empire, juste avant de piller ma maison et violer ma femme. N’imaginez pas que je vais vous croire.
Imela, à la surprise de Shari, retira alors la capuche qui lui recouvrait la tête, laissant apparaître ses longs cheveux bruns.
- Mon nom est Imela Beriladoter, et je suis capitaine du Fléau des Mers, dernier vaisseau libre de la marine de l’Empire de Dûen. Oeklos et son Nouvel Empire son tout autant mes ennemis que les vôtres. Je vous donne ma parole d’honneur que nous ne vous voulons aucun mal. Si vous nous laissez dormir ici, nous pourrons même vous donner un peu de pain et de fromage. Qu’en dites vous ?
Pendant un long moment, le sifflement du vent fut la seule réponse que reçut la jeune femme. Soudain, une forme humaine finit par apparaître sur le côté de la route. Senel, armé d’un arc rudimentaire s’était caché derrière un rocher couvert d’une fine couche de neige. C’était une créature d’allure misérable, vêtue de guenilles en laine grossière. Il s’approcha précautionneusement du petit groupe. Il portait une longue barbe pas entretenue, et ses dents étaient noires. Cela faisait visiblement un long moment qu’il vivait ici, seul, peut-être même depuis le début de l’Hiver sans Fin ?
- J’ai entendu parler de vous, Imela, dit-il. Etes-vous celle que les marins d’Ûnidel surnomment Lame-Bleue ? La dernière fois que je m’y suis rendu, il y a deux ans, Les exploits de votre navire étaient sur toutes les lèvres. Il y avait quelque part sur la mer quelqu’un qui osait défier Oeklos. Et on racontait à l’époque que vous aviez transporté des Sorteluns vers le soleil d’Omirelhen. Est-ce vrai ?
- C’est exact, dit Imela. J’ai essayé, lorsque les grandes migrations ont commencé, de sauver le plus de vie possibles. Mais pour être honnête, je doute que ces malheureux réfugiés aient trouvé en Omirelhen le havre qu’ils cherchaient. Elle jeta un regard de reproche à peine voilé à Aridel. Mais je suis fidèle à ma parole. Si vous nous aidez, vous serez récompensé.
Senel s’approcha de la capitaine, passant juste à coté de Shari. Son odeur était répugnante, mais la jeune femme se garda bien de le montrer.
- Vous avez pris un risque en me révélant votre identité, dit-il. Je vous crois. Suivez-moi.
D’un geste de la main il désigna le bâtiment pyramidal. Il résidait à l’intérieur. La majeure partie de l’édifice était en ruine, le vestibule restant la dernière salle vaguement habitable. L’hygiène de la pièce laissait à désirer, mais il y faisait chaud, et les voyageurs s’y rassemblèrent avec soulagement. Ils installèrent leurs paillasse près du feu que Senel avait allumé, et sortirent leurs vivres, partageant leur repas avec l’ermite. L’homme leur offrit alors des verres d’une liqueur qu’il distillait lui-même au fond de la pièce. Le goût en était atroce, et Shari jeta le contenu de son verre après en avoir absorbé une goutte. Elle dut se retenir pour ne pas la recracher. Elle n’avait aucune envie de savoir ce qui avait servi de source à la fermentation de ce breuvage…
Senel quant à lui absorba quatre ou cinq verres de son produit, et devint soudainement plus loquace. Son histoire était tragique et reflétait le destin de bien des gens depuis le début de la guerre déclenchée par Oeklos. Il était originaire d’une ferme non loin d’Ûnidel sur la côte ouest de Sortelhûn. Lorsque les Sorcami avaient envahi le pays, plus de cinq ans auparavant, ses deux fils avaient été enrôlés de force dans l’armée du “baron”. Ils avaient embarqué sur des navires afin de servir d’avant-garde à l’invasion des Royaumes des Nains. Après leur débarquement, Senel n’avait plus reçu aucune nouvelle d’eux, et avait fini par supposer qu’ils étaient tombés au combat, le laissant, lui et sa femme, sans enfants. Le chagrin avait alors failli détruire leur couple, mais il avaient bon gré mal gré repris espoir, tentant de rebâtir leur foyer.
C’est alors qu’était arrivée l’éruption de L1 et l’Hiver Sans Fin qui avait suivi. Nombre de Sortelûns avaient décidé de fuir vers le sud, mais pas Senel et sa femme, trop attachés à leur terre. C’était sans compter l’arrivée des noires légions du nouvel empereur, qui avaient commencé à exercer leurs exactions sur les populations au nom du “progrès”. Un jour, un peloton venu de Fisimhen était arrivé à la ferme de Senel. Profitant de sa position isolée, ils avaient pillé l’habitation avant d’y mettre le feu. Ils avaient aussi voulu emporter la femme du fermier, mais devant son refus, l’avaient violée puis décapitée. Senel avait tout perdu. Il aurait voulu mourir auprès de sa femme, mais tous deux avaient fait un pacte. Si l’un deux venait à quitter ce monde, l’autre devait vivre, pour porter la mémoire de ce que leur famille avait vécu. Senel avait donc fui vers le Nord, cherchant à échapper aux légions, et avait fini par découvrir ce refuge, où il s’était caché depuis lors.
C’était un récit terrible à entendre, et Shari sentit les larmes envahir ses yeux alors que Senel racontait le destin qui l’avait frappé d’une voix rauque. Comment Erû pouvait-il laisser de telles horreurs se produire ? N’y avait-il personne pour protéger ces gens ? Alors qu’elle ressassait ces noires pensées, Senel se tourna vers Imela.
- C’est à votre tour à présent, capitaine, dit-il. Pourquoi voulez-vous vous rendre à Setigat ? Il n’y a plus grand chose là bas à part une garnison impériale qui garde les passes des Losapic.
Imela, qui avait un peu bu, elle aussi, se montra d’une franchise peut-être un peu dangereuse.
- Nous avons à faire dans les Losapic, dit-elle. Nous devons entrer en contact avec les nains qui vivent sous les montagnes.
Senel la regarda d’un air incrédule.
- Il y a des façons plus agréables de mourir, vous pouvez me croire ! Tous les Sortelûns vivant au nord d’Ûnidel savant que le peuple sous la montagne est à éviter à tout prix. Même Oeklos ne s’est pas risqué à les attaquer. Qu’est-ce que vous leur voulez ?
- Disons pour simplifier qu’ils possèdent quelque chose dont j’ai besoin, dit Imela. Et n’insistez pas, je ne vous en dirai pas plus. Je suis par contre très intéressée de savoir si il y a un moyen de rejoindre les Losapic tout en contournant Setigat. Je n’ai aucune envie d’annoncer ma présence à la garnison impériale.
- Je peux vous indiquer comment rejoindre le mont Wimûnel, à l’est de la ville. Il vous faudra cependant quitter la route, et les chemins ne sont pas bien marqués, surtout avec la neige qui les recouvre.
- Pourriez-vous nous guider ? demanda Imela.
- Contre une partie de vos provisions, oui je pense. Mais ne comptez pas sur moi pour vous accompagner sous la montagne. Ma vie m’est encore trop précieuse, et je n’ai aucune envie de connaître le sort que les nains réservent aux étrangers.
- Sont-ils si terribles que cela ? interrogea Shari, piquée par la curiosité.
- Les histoires que j’ai entendues le sont, répondit Senel. Les nains de la montagne sont devenus fous, à rester enfermés sous la terre avec leurs reliques des Anciens. Même leurs semblables des royaumes du nord les évitent. Ne dites pas que vous n’aurez pas été prévenus…
- Notre chemin passe par eux, répéta Imela. Allons, assez parlé. Il est temps de dormir. Nous avons de la route à faire demain.
Shari ne pouvait qu’approuver ces dernières paroles. Tombant de fatigue, elle s’allongea sur sa paillasse et ferma les yeux, plongeant instantanément dans un sommeil profond.