Histoire (6)
Par Alexandre Vaughan
Plus le Fléau des Mers avançait en direction du nord, plus le vent devenait froid. Shari, couverte de pelisses, en sentait la morsure glaciale. Au dessus d’elle, les voiles claquaient, propulsant le navire dans ce souffle gelé. Le ciel était devenu très sombre, d’un gris tirant sur le noir. D’après l’horloge du bord, cependant, on était en plein milieu de la journée. Shari, qui avait vécu les deux dernières années dans la lumière et la chaleur relative de l’hémisphère austral, était à présent confrontée à la terrible réalité de l’Hiver Sans Fin.
Là où le Fléau des Mers se rendait, le soleil ne se montrait plus, caché par les terribles nuages liés à l’éruption de L1. Les régions les plus septentrionales étaient prises par les glaces, et la mer se recouvrait de banquise tandis que, dans les terres, les glaciers progressaient. Shari sentit une forme de peur l’envahir. Elle savait qu’elle allait risquer sa vie de bien des façons avant même d’atteindre les Losapic. Pourtant elle n’avait pas le choix : c’était à cause de son inaction que les nuages avaient recouvert le monde. Sa culpabilité la rongeait de l’intérieur. S’il y avait le moindre espoir de revenir à un état normal, il était de son devoir de se lancer à corps perdu dans cette quête.
La jeune femme n’avait cependant pas le courage et la ténacité d’Imela, qu’elle admirait, presque malgré elle. La capitaine avait su rassembler autour d’elle un équipage de compagnons loyaux et prêts à la suivre jusqu’aux portes de la mort. C’était bien plus que ce que Shari, une princesse de sang impérial, avait réussi à accomplir en Sûsenbal après plusieurs années de résistance. Sa tentative de contrer Oeklos s’était soldée, elle devait bien l’admettre, par un échec. Et même si elle avait réussi à contacter Sorûen, cela aurait-il vraiment changé quelque chose pour elle ? Shari était une diplomate, et cela faisait quatre ans que la diplomatie n’avait plus vraiment d’utilité.
La jeune femme se sentait perdue, dépassée par le monde qui l’entourait. Si seulement elle avait pu trouver un peu de réconfort. Mais même les bras d’Aridel lui resteraient définitivement fermés, à présent. Elle regrettait de n’avoir osé dire ce qu’elle ressentait au prince d’Omirelhen, trois ans auparavant… Les choses auraient peut-être été différentes. Il ne lui restait plus à présent que le remord et la douleur. Ses pensées étaient aussi sombres que les nuages de l’Hiver Sans Fin.
- Vous semblez triste, princesse-Shas’ri’a dit une voix sifflante, juste derrière elle.
Shari se retourna. C’était Daethos, bien sûr. Le Sorcami l’observait de son air indéchiffrable.
- Juste pensive, Daethos, mentit-elle. Je me demandais simplement où nous étions. La manière dont Imela calcule notre position reste un mystère pour moi. On ne voit ni les étoiles, ni le soleil, ici.
- Il me semble, expliqua Daethos, que la capitaine se base sur le dessin des côtes que nous longeons. Il désigna une ligne noire à l’horizon. Ce que nous voyons là est la côte Nord de Setirelhen. Nous sommes très proche de l’équateur.
- Comment le savez-vous ? demanda Shari, curieuse.
- Le vent fort que nous avons dû affronter ces derniers jours s’appelle le Souffle d’Erû. Il marque la frontière entre les deux hémisphères : le nord couvert de nuages et le sud qui bénéficie encore du soleil. Nous sommes encore dans la zone intermédiaire entre ces deux zones.
- Vous semblez en savoir beaucoup sur la navigation… Je ne savais pas que votre peuple…
Shari ne termina pas sa phrase. Elle venait d’apercevoir une forme sombre, non loin du navire. Un terrible souvenir se rappela à elle.
- Qu’est-ce c’est ? demanda-t’elle, prise soudainement de panique. Un Toliorka ?
C’était le monstre marin qui avait attaqué leurs vaisseaux alors qu’ils traversaient l’océan, quatre ans auparavant, tuant des centaines d’hommes. La simple mention du nom la fit frissonner.
- Rassurez-vous, dit Daethos après avoir observé l’objet. Il s’agit plutôt d’un navire. La vue de l’homme-saurien était exceptionnelle, et Shari n’avait aucune raison de la mettre en doute. C’est très étrange, continua-t’il. On dirait qu’il n’y a personne à bord. Peut-être vaudrait-il mieux prévenir le cap…
La vigie le devança.
- Navire à tribord ! cria-t’il.
Instantanément, Imela apparut sur le pont, sa longue-vue à la main, Aridel la suivant de près. Un vrai valet ! pensa Shari, jalouse malgré elle.
- C’est un vaisseau-long des nains, dit la capitaine après avoir observé le navire un moment. Il a apparemment perdu son mât.
Shari la regarda d’un air inquiet.
- Une attaque ?
- C’est peu probable, répondit Imela. Il y a fort à parier que ces pauvres âmes se soient retrouvées coincées dans un typhon. La zone du souffle d’Erû y est très propice. Peu de navires en ressortent indemnes. Et sans mât, condamnés à dériver sur l’océan extérieur, nous avons peu de chances de trouver des survivants. Mais il reste peut-être quelques vivres à récupérer. Demis ! Cap sur cette épave.
Ils allaient donc se transformer en charognards. Shari n’appréciait pas trop l’idée, mais la logique d’Imela était implacable. Tout ce qui pouvait servir à leur survie était bon à prendre.
***
Le navire nain était désormais tout proche, et le Fléau des Mers avait jeté des grappins afin de le retenir. Les canots avaient ensuite été mis à l’eau pour envoyer des hommes à bord. Ce n’était pas la première fois que Shari voyait un navire Nain, mais elle n’avait jamais eu l’occasion d’en approcher un de si près. Le peuple des Nains était en effet l’un des plus discrets du monde, et leurs contacts avec le reste des royaumes humains étaient rares, se limitant strictement au commerce.
Le vaisseau-long était bien plus petit que le Fléau des Mers, mais semblait conçu pour la vitesse et l’efficacité. Sa forme effilée s’insérait parfaitement dans l’eau, épousant sans effort la houle. Sans son mât manquant, on aurait pu croire qu’il était en parfait état. Sa proue et sa poupe était couvertes de formes sculptées représentant des Sorcami. Il n’y avait pas de pont inférieur, tout était à l’air libre, tonneaux, cordages, et, vision horrible, les cadavres putréfiés de l’équipage.
Demis, debout à la barre non loin de Shari, fit un signe censé éloigner les mauvais esprits.
- La capitaine, avec tout le respect que je lui dois, devrait savoir que cela porte malheur de s’approcher d’un vaisseau-fantôme. Nous dérangeons les morts dans leur sommeil.
Shari se tourna vers le second. Elle n’était pas particulièrement superstitieuse, mais elle ne put s’empêcher de sentir un frisson lui parcourir l’échine. Elle ne dit rien cependant, ne souhaitant pas alimenter les peurs de l’officier.
Au bout d’une demi-heure, Imela et Aridel, qui avaient accompagné les hommes à bord du canots, regagnèrent le pont.
- Pas grand-chose à en tirer, dit la capitaine. Nous avons juste trouvé ce coffre, qui d’après les inscriptions appartient à un certain Sashûm. Il est plein de lettre et de manuscrits. Peut-être pourrons-nous en tirer des informations intéressantes.
- N’aurions nous pas dû laisser aux morts leurs possessions ? demanda alors Shari, défiante.
- Vous allez vous transformer en vrai matelot, Shari, si vous vous laissez influencer par la superstition. Nous rendons visite aux Nains. Je suis sûre qu’ils seront content de savoir ce qui est arrivé à leur navire, et ces lettres nous aideront à prouver notre bonne foi.
Shari n’insista pas. Elle se demandait cependant comment elle aurait réagi si un navire inconnu s’était emparé de son journal intime. Il n’est jamais bon de manquer de respect aux morts, surtout quand on cherche à rejoindre Dalhin…