Douleur (6)
Par Alexandre Vaughan
La cloche de changement de quart résonna, la tirant de son quasi-sommeil. Instantanément, les pensées de la jeune femme furent ramenées à la dure réalité. Cela faisait plusieurs nuits qu’elle avait du mal à trouver le repos. Elle craignait ses cauchemars récurrents. Ils avaient repris peu de temps après son arrivée sur le \emph{Fléau des Mers}, et n’avaient fait qu’empirer depuis. L’arrivée d’Orin et de Takhini à bord, loin de l’avoir rassurée, n’avait fait que renforcer ses inquiétudes. Elle s’était d’abord réjouie de revoir le vieil homme en vie, mais son état était extrêmement préoccupant. Takhini faisait peine à voir, et Shari craignait que chaque nuit soit sa dernière. Le médecin du \emph{Fléau des Mers}, assisté par Daethos, avait fait ce qu’il avait pu pour l’ex-général Sûsenbi, et ses plantes médicinales avaient réussi à faire descendre sa fièvre. La guérison de Takhini était cependant entre ses propres mains, comme l’avait indiqué le Sorcami, et seule sa volonté de vivre pouvait à présent faire la différence.
Shari soupira. L’état de Takhini n’était bien sûr pas la seule chose qui pesait sur sa conscience. Elle savait en son for intérieur qu’elle venait d’abandonner la résistance dans laquelle elle avait placé tant d’espoir. Trois ans auparavant, lorsqu’elle avait rejoint Sûsenbal pour libérer son père des troupes d’invasion, elle avait cru pouvoir s’opposer à Oeklos. Elle avait rassemblé les nobles encore loyaux et tenté d’organiser un réseau visant à frapper le cœur de l’ennemi. Oeklos, dans son inhumaine cruauté avait alors fait exécuter l’empereur de Sûsenbal, et forcé tous ses fidèles à se cacher. Shari n’avait cependant pas abandonné. Elle ne pouvait pas ! Elle représentait à présent le seul espoir de Sûsenbal. Mais les opposants à Oeklos étaient trop peu nombreux… Et petit à petit la résistance s’était réduite, jusqu’à devenir un mince groupe formé de poches isolées au sein des grandes villes de Sûsenbal. Shari avait espéré obtenir de l’aide extérieure, mais elle se rendait compte à présent que ses requêtes auraient eu peu de chance d’aboutir. Elle avait donc laissé des instructions. Ses résistants avaient pour ordre de se cacher tandis qu’elle partait pour Omirelhen…
La jeune femme ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle entre cet abandon et son échec à comprendre ses visions, quatre ans auparavant. Des rêves qui, si elle les avait compris plus tôt, aurait peut être pu empêcher la catastrophe qui avait ébranlé le monde. C’était une faute que Shari n’avait jamais réussi à se pardonner. Et pourtant, qu’aurait-elle réellement pu faire ? Cette question lui torturait l’esprit, la déchirant intérieurement.
Elle se leva et se mit à arpenter le pont du \emph{Fléau des Mers}. Elle admirait la manière avec laquelle Imela avait réussi à maintenir à bord la stricte discipline militaire de la marine Dûeni. Pourtant ces marins étaient en réalité des pirates, du moins dans l’acceptation actuelle du terme. Malgré tout, Shari se sentait en sécurité à bord. Pour la première fois depuis le début de l’Hiver Sans Fin, elle n’avait pas à se cacher ou se protéger de personnes qui en voulaient à sa vie. A coté d’elle, les hommes de quart parlaient calmement, chuchotant presque afin d’éviter de réveiller leurs compagnons endormis. L’un d’entre eux fredonnait. C’était une chanson sans paroles, une mélodie de marin, à la fois triste et pleine d’espoir, rappelant à Shari l’immensité de l’océan.
La jeune femme avait du mal à se départir de ses sombres pensées. Elle savait qu’il fallait qu’elle dorme, mais le sommeil était si difficile à venir… Elle se dirigea vers le château arrière du navire, heurtant presque Aridel au passage, à sa grande surprise.
Shari s’attendait en effet à ce que son compagnon d’autrefois passe la nuit avec le capitaine. Elle ressentait toujours une pointe de jalousie à cette idée, mais c’était à présent le cadet de ses soucis. Aridel était-il de quart ? Shari ignorait tout des routines exactes du navire.
-– Bonsoir Aridel, salua-t’elle. Que faites-vous là ?
Le mercenaire sourit.
-– La même chose que vous, je pense. J’ai le sommeil troublé en ce moment et les promenades sur le pont me calment les nerfs.
Shari acquiesça, reconnaissant dans les yeux d’Aridel les émotions qu’elle ressentait.
-– Vous aussi… dit elle simplement. Parfois je me demande si nous ne vivons pas un cauchemar éveillé. Difficile de dormir quand vos rêves les plus atroces deviennent réels…
Aridel, instinctivement posa la main sur l’épaule de Shari.
-– J’avais oublié à quel point vos visions ont été terribles… Je suis désolé…
-– C’est mon fardeau, Aridel, pas le vôtre. Et je ne saurais jamais ce que j’aurais pu faire si j’avais deviné avant. Ces visions extérieures ont disparu à présent. Les seuls cauchemars qu’il me reste sont ceux que me causent ma propre culpabilité.
Le mercenaire eut un petit rire tinté d’amertume.
-– A croire que les rêves se transmettent de personne en personne…
-– Que voulez-vous dire ? demanda Shari, sa curiosité éveillée.
Aridel soupira.
-– Après tout peut-être que vous en parler me permettra de l’oublier… Depuis que j’ai quitté Cersamar avec le \emph{Fléau des Mers}, je dois affronter toutes les nuits des visions Sûnir. Et à chaque fois mon frère me reproche d’avoir abandonné notre père et le Royaume d’Omirelhen. Il m’exhorte à reprendre ma place et à détrôner Delia, pour combattre Oeklos. Mais je n’en ai pas la force, Shari, vous comprenez, pas la force…
Aridel se prit la tête entre les mains. Shari était en proie à des émotions contradictoires. La mention de Sûnir, son amant d’autrefois, avait éveillé en elle un sentiment de tristesse et de solitude qu’elle avait presque oublié. Elle prit instinctivement le mercenaire entre ses bras et il restèrent ainsi un long moment. Des larmes coulaient le long des joues de Shari.
-– Excusez-moi, finit par dire Aridel. Je n’aurai pas dû mentionner Sûnir. Je vais vous laisser en paix.
Shari le regarda droit dans les yeux.
-– Non, dit elle. Je ne veux plus fuir mes souvenirs, à présent. Sûnir et moi avons partagé des moments heureux, et c’est ce dont je dois me rappeler. Nous avons eu une vie avant tout ça. Elle désigna le ciel. Quant à vos rêves, vous devriez en parler à Daethos. Il saura vous en dire plus à leur sujet. Ne faites pas comme moi, n’attendez pas qu’il soit trop tard.
Aridel ne dit rien mais maintint ses yeux rivés à ceux de la jeune femme qui le tenait toujours dans ses bras. Son visage se rapprocha du sien, mais il se retint au dernier moment et se dégagea de son étreinte.
-– Vous avez raison, comme toujours, dit-il simplement. Je vais aller le voir. A bientôt.
Et il partit, laissant Shari seule.