Douleur (2)
Par Alexandre Vaughan
Shari sentait la fraîcheur du vent s’infiltrer au travers des mailles grossières de ses vêtements en laine. La sensation était, paradoxalement, très agréable. L’ex-ambassadrice se sentait revivre après les terribles jours qu’elle avait vécus à bord du Chayschui saychil. Elle décida tout de même après un moment de redescendre vers le pont inférieur. Il ne servirait à rien qu’elle tombe malade. Elle se sentait bien mieux que lorsqu’elle avait posé le pied pour la première fois sur le Fléau des Mers, et elle entendait rester en bonne santé. Elle avait déjà perdu assez de temps dans l’accomplissement de sa mission.
La première étape était de parler à Aridel. Shari n’en revenait toujours pas de l’avoir retrouvé ici, en pleine mer. Sa présence avait éveillée en elle de nombreux souvenirs, à la fois douloureux et plaisants. Aridel avait été le compagnon de voyage de Shari au travers de terribles épreuves, dont l’apothéose avait été la bataille de Cersamar, quatre ans auparavant. Pourtant le temps, et l’Hiver sans Fin avaient fini par les séparer. La jeune femme n’était cependant pas vraiment surprise qu’il soit retombé dans ses habitudes passées. Il y avait toujours eu en Aridel le mercenaire, porté sur l’alcool et les filles faciles.
L’ex-prince d’Omirelhen semblait cependant, poussé par la capitaine du Fléau des Mers, renouer avec une partie de ses responsabilités. Son visage était soucieux, et portait la marque de ces années difficiles, mais il était apparemment sur une pente ascendante. C’était un exploit que même Shari n’aurait pas cru possible. Lorsqu’ils s’étaient quittés, Aridel venait d’apprendre la mort du roi Leotel, son père, et avait touché le fond…
Shari ne voulait pas trop se le remémorer. Tout en descendant les escaliers, ses pensées se portèrent vers Imela. La capitaine était une femme telle que Shari n’en avait jamais vue. Une femme commandant un navire de guerre, fût-il pirate, c’était du jamais vu ! Pourtant Imela semblait respectée de tout son équipage. Shari ignorait quelle était exactement son histoire. Elle se doutait cependant qu’Imela avait dû lutter pour parvenir où elle en était. En cela, les deux femmes avaient au moins un point commun. Mais ce n’était pas le seul. Elles partageaient visiblement une certaine affection pour Aridel… Même si Imela et son lieutenant essayaient tant bien que mal de cacher leur relation, il n’avait pas été difficile pour l’œil exercé de Shari de découvrir leur “secret”.
Ce qui avait le plus surpris Shari n’était pas le fait qu’Imela et Aridel étaient amants. Ils se ressemblaient après tout sur beaucoup de points. Non, ce qui l’avait étonnée était le sentiment de jalousie incontrôlable qu’elle avait immédiatement ressenti. En diplomate accomplie, elle l’avait caché, bien sûr. Elle s’en voulait cependant d’éprouver une telle émotion. Le monde était au bord du gouffre, et elle ne pensait qu’à ses problèmes affectifs. La jeune femme devait à présent se confronter à ses sentiments refoulés, et cela n’avait rien d’agréable. Le seul point positif dans tout cela, était que ces émotions masquaient en partie les souvenirs des heures terribles de son séjour sur le Chayschui saychil.
Shari se secoua la tête. Ce n’était pas vraiment le moment de penser à tout cela. Elle avait avant toute chose une mission à accomplir et Aridel était le seul qui pouvait l’aider. La jeune femme avait abandonné l’idée de convaincre Imela de la conduire en Sorûen, mais elle pouvait peut-être faire quelque chose pour Takhini. C’est donc avait un air déterminé qu’elle frappa à la porte de son ex-compagnon de voyage.
- Entrez ! dit une voix étouffée.
Shari ouvrit la porte et pénétra dans l’étroite cabine où logeaient Aridel et Daethos. Le Sorcami, qui avait été embauché comme assistant-chirurgien du fait de sa connaissance des plantes et herbes exotiques, n’était pas là. Aridel était assis à son bureau, lisant un document à l’allure rébarbative. Il avait les traits tirés, et son regard était vide.
- Bonjour Aridel, dit Shari. Vous avez l’air fatigué. Je peux repasser à un autre moment si…
- Non, non, répondit-il. Juste de mauvais rêves qui m’ont gâché la nuit. Vous êtes toujours la bienvenue Shari.
- Merci, acquiesça simplement la jeune femme. Je suis navrée de devoir vous déranger une nouvelle fois mais il fallait absolument que je vous parle.
- Je vous écoute.
- Nous nous dirigeons donc vers Omirelhen. Je n’arrive toujours pas à croire que vous ayez accepté de retourner dans votre pays natal. Après l’échec de votre première visite, vous devez vous rendre compte des risques que vous encourrez. Si votre sœur découvre votre présence, vous…
Le visage d’Aridel se durcit.
- Mon destin est pour l’instant lié à celui de ce navire, Shari. Il n’y a pas lieu à discussion. Et sachez que je n’ai aucune intention de tenter de reprendre le trône à nouveau. Les assassins de Delia ont réussi à me trouver à Cersamar. Ma soeur à le bras long et il n’y a probablement aucun au monde qui soit réellement sûr pour moi. Paradoxalement, Omirelhen est peut-être le dernier lieu où elle s’attend à me trouver. Dans tous les cas je n’ai pas le choix. Sur le \emph{Fléau des Mers}, je ne suis qu’un officier au service d’Imela.
Shari leva les mains en signe d’assentiment, puis parla d’un ton plus doux. L’heure n’était pas à la confrontation.
- Excusez-moi, je ne cherchais pas à remettre en cause votre décision. Je suis ici pour vous demander votre aide.
- Shari je vous ai déjà dit que je ne parviendrai pas à faire changer d’avis Imela. Elle est décidée à mener à bien sa quête de Dalhin, quoiqu’il arrive. Je ne sais pas ce qui la pousse vers ce chemin, mais c’est force qui semble la dépasser. Le premier lieutenant et les autres officiers du bord ont bien essayé de la convaincre que la tablette n’était probablement qu’un chimère, mais elle n’en démord pas. A tout vous avouer, je commence à la comprendre. Si Dalhin existe vraiment, cela pourrait apporter à tous ceux qui souffrent sous le joug d’Oeklos un peu d’espoir. Je me rends compte maintenant que cette mince lueur est ce qui m’a fait quitter Cersamar, et je ne suis pas prêt à l’abandonner…
Shari se sentit un peu blessée par la soudaine passion d’Aridel quand il parlait d’Imela. Elle se contrôla cependant.
- Mais êtes vous sûr qu’Itheros est toujours entre les mains de votre sœur ? Il semble étrange qu’Oeklos ne l’ai pas fait éliminer, ou au moins transporter jusqu’à sa capitale.
- Certain ? Non. Mais les nouvelles les plus récentes que nous avons nous indiquent qu’il est en Omirelhen. Et je pense que ma sœur le garde afin de disposer d’un moyen de pression sur Oeklos. Ses alliés Sorcami risqueraient de prendre mal le fait que l’empereur aie laissé un de leur anciens compagnons aux mains d’humains… D’ailleurs si nous arrivons à nous emparer de lui, cela portera un coup à Oeklos. La résistante en vous devrait être contente.
- J’ai, ou plutôt j’avais, mes propres plans en ce qui concerne la résistance de Sûsenbal. Mais pour les mettre en œuvre j’ai besoin de l’aide de Sorûen, ce qui parait à présent hors de question, étant donné le retard que j’ai pris. Et cela m’amène au véritable but de ma visite…
Shari laissa flotter la conversation, une technique qu’elle avait appris lorsqu’elle était ambassadrice en Niûsanif pour déstabiliser son interlocuteur. Elle reprit sans toutefois laisser le temps à Aridel de reprendre la main.
Imela veut me déposer à Sûsenbal lorsque nous passerons à proximité, mais les îles orientales ne sont plus sûres pour moi. Je suis recherchée par les membres de ma propre famille soumis à Oeklos. Le mouvement de résistance que j’avais réussi à mettre en place est en péril de par ma simple existence, et il ne pourra bientôt plus me protéger efficacement. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons besoin de l’aide des rebelles Sorûeni. Comme il est clairement hors de question de rejoindre les côtes d’Erûsard, je pense que je vais continuer avec vous jusqu’en Omirelhen.
L’étonnement se lut dans les yeux d’Aridel.
- Comment ? Mais cela vous éloigne encore plus de votre but….
- C’est peut-être le seul moyen d’offrir un sursis à la résistance Sûsenbi. S’ils survivent, ils paraviendront à contacter Sorûen d’une autre manière. J’ai cependant une faveur à vous demander, et j’espère que vous pourrez intercéder auprès du capitaine pour moi.
- Je vous écoute, dit Aridel, toujours surpris.
- J’aimerais que Takhini m’accompagne jusqu’en Omirelhen. Pourriez-vous convaincre Imela de le ramener à bord ? Il est malade et je crains pour sa vie.
- Takhini ? Il est toujours avec vous ? Et malade en plus ? Vous auriez dû m’en parler plus tôt !
Aridel semblait vraiment surpris. Pensait-il que le vieil homme avait rendu l’âme ?
- Il était toujours en vie lorsque j’ai quitté Sûsenbal. Mais nous n’avaons pas de médecin dans nos rangs et…
- Peut-être qu’Itheros pourra lui venir en aide, répondit Aridel. Je vais de ce pas en parler à Imela. Je suis certain qu’elle acceptera de vous aider. Cela ne représente pas un gros détour. Nous avons de la contrebande à écouler sur l’île de Sûsenbal, quoi qu’il arrive…
Le regard du mercenaire se fit alors grave.
Je vous demanderai cependant, si vous nous accompagnez jusqu’en Sorcasard, de rester discrète sur votre identité, celle de Takhini et la mienne. Même si je pense qu’Imela est digne de confiance, je ne tiens pas à ce que quiconque à bord connaisse mes origines, étant donné notre destination.
- Vous pouvez compter sur moi, répondit Shari avec un clin d’œil. Ca me rappellera Niûsanif.
- Merci, Shari, dit Aridel en se levant, un léger sourire aux lèvres.
Il se dirigea alors vers la porte de la cabine, et son regard croisa celui de la jeune femme. Il restèrent ainsi un moment sans mot dire, pris par des émotions contradictoires. Shari sentait son cœur battre à tout rompre. Son visage se rapprocha malgré elle de celui du mercenaire. Obéissant à une soudaine impulsion, ce dernier ouvrit alors la porte, la coupant dans son élan.
- Je vous tiendrai informé de la réponse d’Imela, dit-il en indiquant la sortie d’un ton faussement neutre. A bientôt.
La jeune femme quitta la pièce sans mot dire, parvenant difficilement à cacher sa frustration.